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FAMILLES & PROFESSIONNELS

    UNE ALLIANCE COMPLEXE MAIS NÉCESSAIRE AU SERVICE DE L’ACCOMPAGNEMENT DES ADULTES EN SITUATION DE POLYHANDICAP

    MÉMOIRE

    DOMAINE DE COMPÉTENCE 2

    CONCEPTION ET CONDUITE DE PROJET ÉDUCATIF SPÉCIALISÉ

    BERGOZ Frédérique                                                                                  D.E.E.S 2017

    SOMMAIRE

    INTRODUCTION ……………………..……………………………………………..…p.1

    1ère PARTIE : LE PUBLIC ET LE CADRE D’INTERVENTION………….….….…p.5

    1. Approche du polyhandicap ………………………………………………….…… p.5
    2. Présentation de l’Association ………………………………………………….…..p.6
    3. Présentation de l’institution : missions et cadre…………………………….………p.7

     2ème PARTIE  :  LES  DIFFICULTÉS  DANS  NOTRE  TRAVAIL  AVEC  LES

    FAMILLES ..……………………………………………………………………..…….…p.19

    1. Shérine : « Petite sirène » ……………………………………….…………………p.20
    2. Mon Axel ………………….………………………………………………………p.24

    3ème PARTIE : AU CAS PAR CAS, DES PISTES POUR AMÉNAGER DES PROJETS PERSONNALISÉS EN LIEN AVEC LES FAMILLES …………………….………..p.28

    1. Les yeux bleus de Yohan ……………………….…………………….……….….p.29
    2. Raymond : « le gâteau de tes 70 ans » ……………….…….…………………..…p.33
    3. Antoine : « quand le corps s’exprime » …………….…………….………………p.37

    4ème PARTIE : DES PROJETS À L’ÉPREUVE DE LA RENCONTRE ENTRE PROFESSIONNELS ET FAMILLES ………………………………………………….p.39

    1. Projet personnalisé Jasmine ……………………….………………………………p.40
    2. Projet collectif : « un dimanche en famille » ……………….………………..……p.45
    3. S’outiller pour maintenir le lien …………………………………………………. p.50

    CONCLUSION………..…………………………………………………………..…..….p.52

    INTRODUCTION

    « Au cours de la visite des parents, que se passe-t-il au sein de cette relation à trois : parents, enfant, soignant ? Il est certain que le malade qui nous voit en bons termes avec sa mère ou son père, d’accord avec eux, bénéficie de cette situation (…). L’accord ou le désaccord se répercute toujours d’une manière remarquable sur le comportement du malade. Nous avons vu naître chez des malades ayant assisté à un entretien triangulaire parfaitement réussi une douceur, et même une sorte de tendresse, qui a duré quelques jours. Au contraire, quand il semble que quelque chose n’ait pas bien fonctionné, que le parent a été hostile à l’institution ou le soignant hostile au parent, l’humeur du malade s’en ressent. »[1]

    Mon parcours de formation, mes expériences en Maison d’Accueil Spécialisée[2], ou en Hôpital de Jour ont suscité en moi un intérêt particulier pour les relations entre les familles et les professionnels, et l’impact sur le comportement des personnes en situation de handicap que pouvaient produire nos rencontres.

    Je travaille donc depuis plusieurs années dans une Maison d’Accueil Spécialisée, qui accueille des adultes polyhandicapés. J’interviens au sein d’une unité de vie auprès d’une dizaine de résidents.

    Les personnes polyhandicapées sont des êtres fragiles. La plupart ont peu ou pas accès au langage verbal, peu d’acquisitions motrices. Elles ont traversé des épisodes douloureux (hospitalisations, traumatismes postnataux, maladies évolutives …). De nombreux appareillages font partie de leur vie quotidienne et impliquent des manipulations et des manœuvres lourdes : corset, corset-siège, fauteuil roulant, lève-personne…

    J’ai pu constater combien les parents comptent sur l’équipe médico-éducative pour prendre en charge au mieux leurs enfants adultes dans ce type de structure. Par leur visite, les familles interviennent dans le quotidien et l’accompagnement de leur proche. Nous nous saisissons de ces moments de rencontres, d’échanges et des petits gestes du quotidien qu’elles nous transmettent. En effet, notre travail éducatif n’est-il pas de singulariser l’accompagnement des résidents en intégrant la dimension familiale et culturelle ?

    Dans le vif du quotidien, pourquoi les yeux de Yohann[3] s’illuminent quand je lui parle de sa mère ? Et Shérine qui se met à sourire quand nous lui chantons une comptine de sa culture, ne perçoit-elle pas un signe de reconnaissance de son identité familiale ?

    L’établissement se veut un lieu ouvert aux familles, mais nos interventions dépendent souvent de leurs demandes parfois implicites ou encore inadaptées.

    Oui, le travail avec les familles existe dans l’établissement, diverses actions, comme la participation des parents à certaines activités, à des repas festifs, se font, mais l’institution se pose des questions.

    Quel pourrait être l’apport des familles (informations sur l’histoire du résident, sur comment et pourquoi agir sur lui, sur la compréhension de son fonctionnement…) pour nous permettre d’être le plus opérationnel possible auprès de leur proche ? Les résidents souffrent-ils de la séparation d’avec leur famille ? S’occuper et prendre soin de personnes en situation de handicap, placées en institution, n’est-il pas aussi de considérer leurs prises en compte éducatives, affectives et familiales ?

    Ces questions me font d’autant plus écho quand je relève les fréquentes revendications, lors des visites hebdomadaires dans l’établissement, de la mère d’Axel. Un jour, je découvre le petit mot, délicatement posé sur la table du salon de l’unité de vie, adressé à l’équipe éducative par cette mère attentionnée envers son fils :

    « Je suis bien obligée de vous faire confiance, mais je ne trouve pas très logique qu’Axel soit bien couvert dans la journée (avec en plus une chemise depuis qu’il fait froid, pour une épaisseur de plus) et qu’il n’ait, le soir, entre le change de 18 h et le coucher qu’un pyjama fin sur la peau ! (il faisait frais ce soir côté salle à manger). Ajouter un maillot de corps qu’il garderait la nuit ne convient pas non plus : la nuit, il ne bouge pas, ne se découvre jamais et s’il a des pyjamas fins c’est pour qu’il n’ait pas trop chaud sous sa couette !

    Madame V. ».

    « Je suis bien obligée de vous faire confiance ! »…

    Nous y voilà ! Au carrefour de 2 mondes : l’institution et la famille.

    J’ai pu constater au quotidien, au fil des échanges avec certains parents, combien il peut être important de prendre en considération leurs observations concernant leur enfant qu’ils connaissent si bien. Mais nos actions, nos rencontres se font de manière informelle. Il nous faut aussi user de tact et ne pas céder à l’agacement face aux contrariétés ou aux demandes excessives des parents : j’ai pu être surprise par l’attitude de certains d’entre eux. Leurs comportements tantôt surprotecteurs, fusionnels, tantôt en retrait nous posent question.

    Nous pouvons être amenés à réfléchir avec les parents, les proches et le résident sur la façon la plus adaptée et efficiente possible d’aborder son accompagnement, mais aussi son projet personnalisé. Notre place au sein d’une équipe pluridisciplinaire ouvre une diversité et une richesse dans la réflexion et dans la façon d’aborder le travail d’accompagnement au quotidien.

    Cela m’amène à m’interroger sur notre pratique professionnelle. En effet, conformément à la loi n°2002-2 du 2 Janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, l’usager doit être placé au cœur du dispositif. « L’action sociale et médico-sociale est conduite dans le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains avec l’objectif de répondre de façon adaptée aux besoins de chacun d’entre eux et en leur garantissant un accès équitable sur l’ensemble du territoire. »[4]

    Pour garantir l’exercice de ces droits, nous pouvons nous appuyer sur les notions de projet. A cet effet, le projet d’établissement vise à inscrire toute action socio-éducative ou projet collectif ou individualisé.

    Comment mettre en place un accompagnement éducatif singulier pour la personne en prenant en compte ses intérêts, son histoire, sa pathologie, son environnement familial ? Pouvons-nous préserver la place de la personne en situation de handicap au sein de sa famille, au sein de sa fratrie, malgré son placement en institution ? Comment maintenir le lien familial du résident quand sa famille est éloignée ? Comment valoriser le statut d’adulte d’une personne en situation de handicap quand le parent est fusionnel ou infantilise son enfant adulte ?

    Alors, comment associer les familles à notre travail d’accompagnement éducatif quotidien et formaliser une alliance qui nous permettent de construire des projets répondant aux désirs et besoins profonds des personnes en situation de handicap ?

    Au regard de ces différents constats et questionnements, je souhaiterais explorer plusieurs pistes :

    • partager le quotidien favoriserait une alliance éducative avec les familles, pour la participation des personnes polyhandicapées
    • créer des occasions, comme les fêtes, participerait au partage entre toutes les parties, y compris entre parents
    •  intégrer la dimension familiale de manière plus systématique et formalisée dans les projets personnalisés anticiperait et construirait une réponse aux demandes parfois « maladroites » de certains parents

    Pour cela, le projet collectif et le projet personnalisé, dans leurs tentatives de susciter des désirs chez les usagers, permettent la co-construction de l’accompagnement, en collaboration avec les familles.

    Dans une première partie, je commencerai par présenter l’établissement, avant de définir le polyhandicap et les caractéristiques de ce public. Nous irons ensuite à la rencontre de Shérine, et d’Axel pour voir les écueils de ce travail avec les familles. En centrant mon attention sur des observations cliniques et des références théoriques, je vais réfléchir sur le positionnement de l’éducateur impliqué dans les relations avec les résidents et leur famille. Puis, nous verrons avec Yohann, Raymond, Antoine, Jasmine et d’autres résidents qu’il est essentiel d’être créatif et force de propositions pour leur assurer un accompagnement global et de qualité, réfléchi de concert avec leurs proches. J’illustrerai enfin mon analyse en lien avec la mise en place d’un projet d’activité collective et ma participation à un projet personnalisé.

    1ère PARTIE : LE PUBLIC ET LE CADRE D’INTERVENTION

    1. Approche du polyhandicap

    Je me souviens de ma première rencontre avec « le polyhandicap ». Je visitais pour la première fois l’institution où j’allais travailler, avec un membre de l’équipe de direction. Je me souviens m’être retrouvée dans ce long couloir silencieux qui donnait l’impression qu’il n’y s’y passait pas grand-chose. Mais, il y avait ces vocalises perçant ce silence, qui me mettaient mal à l’aise. Je ne les identifiais pas, ils m’étaient encore étranges et étrangers.

    Je me souviens, surgissant dans ce couloir, de ce résident au visage crispé, au grand corps déformé dans son fauteuil roulant qu’une professionnelle manœuvrait. Et puis, j’ai croisé cette autre résidente de petite taille, à la démarche pas très assurée et bancale, marquant un temps d’arrêt à ma rencontre. On aurait dit une petite fille. Ses yeux marrons vacillant de gauche à droite, m’observaient d’un air interrogateur. Visiblement, accompagnée d’un professionnel, sa mission était d’aller porter les draps usagés de ses compagnons d’unité à la lingerie. A sa façon de tenir fermement le petit chariot, elle semblait prendre sa tâche au sérieux.

    Depuis, ces personnes me sont devenues familières. Derrière ce visage crispé et ce corps déformé, j’ai fait la connaissance d’Anthony. Nous partageons souvent quelques séances de balnéothérapie avec des résidents de mon unité de vie. Je peux aujourd’hui reconnaitre les vocalises de Raymond à travers la grande porte coupe-feu de l’unité. C’est sa manière bien à lui de nous signifier qu’il est présent parmi nous. Enfin, je ne manque pas de dire bonjour tous les matins à Mélanie, au caractère bien trempé, qui continue de porter les draps de ses compagnons à la lingerie.

    Mais qu’est-ce que le polyhandicap ?

    Elisabeth ZUCMAN dès 1968, contribue dans ses publications, au changement de regard de la société sur le handicap. Les termes de « grabataire », de « végétatif » et surtout d’« arriéré profond » et d’« encéphalopathe » pour décrire les personnes sont remplacés par le concept de polyhandicap.

     « Les personnes polyhandicapées sont des enfants ou des adultes atteints de déficiences graves et durables dues à des causes variées, le plus souvent pré- et périnatales, mais aussi acquises ou liées à des accidents ou à des affections progressives et dégénératives, chez lesquels la déficience mentale sévère est associée à des troubles moteurs et très souvent à d’autres déficiences, entraînant une restriction extrême de leur autonomie, nécessitant à tout âge de la vie un accompagnement permanent et qualifié associant éducation, soins, communication et socialisation ainsi qu’un accompagnement proche, dense et individualisé. »[5]

    Ce concept de polyhandicap témoigne donc de l’évolution des représentations et de la recherche permanente d’une qualité humaine et matérielle, en termes de soins, d’éducation dans l’accompagnement des personnes lourdement handicapées.

    Historiquement, la loi 75-534 du 30 Juin 1975, relative à l’orientation en faveur des personnes handicapées commence à leur accorder une réelle reconnaissance. Mais ce sont les annexes XXIV ter du 29 Octobre 1989 qui officialisent la définition du polyhandicap sous l’impulsion d’Henri FAIVRE, militant de la défense des droits de personnes lourdement handicapées : « un handicap grave à expression multiple avec déficience motrice et déficience mentale sévère ou profonde, entraînant une restriction extrême de l’autonomie et des possibilités de perception, d’expression et de relation. »

    • Présentation de l’Association :

    Créée en 1965, à l’initiative de parents de personnes en situation de handicap, l’Association à but non lucratif (loi 1901) dans laquelle est inscrite la MAS, prend en charge des enfants, adolescents et adultes handicapés. C’est une mère engagée, assistante familiale, confrontée dans ses rencontres avec des enfants lourdement handicapés, au désarroi et à la solitude des familles, qui fonde l’Association, pour répondre aux besoins d’accueil des personnes handicapées. Nous voyons ici combien les parents sont historiquement impliqués au cœur des préoccupations concernant le polyhandicap.

    Soucieuse, au fil des années, de développer des structures adaptées, de répondre aux besoins des familles et des personnes en situation de handicap, l’Association porte et défend des valeurs humaines, comme « le respect de la dignité, la défense de l’intégrité physique et morale, la promotion des droits et des devoirs de chacun avec une démarche adaptée pour des résidents acteurs de leur vie. »[6]

    • Présentation de l’institution : missions et cadre

    Salariée depuis 3 ans, j’interviens quotidiennement auprès d’adultes en situation de polyhandicap, accueillis dans la MAS. Ils y sont orientés par la Maison Départementale des Personnes Handicapées. Parmi les textes et références législatifs qui régissent le fonctionnement de l’institution, nous retiendrons :

    • Le décret du 29 Octobre 1989 avec les annexes XXIV ter, donnant une définition par catégorie de handicap et portant notamment une reconnaissance réglementaire du polyhandicap.
    • Les lois n°2002-2 du 2 Janvier 2002, rénovant l’action sociale et médico-sociale (mise en place entre autres d’outils visant à garantir le droit des usagers) ; n°2005-102 du 11 Février 2005, sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
    1. Au regard du projet d’établissement, ses missions visent en particulier à :
    2.  « Assurer à chaque personne accueillie une attention particulière. »
    3.  « Placer chaque personne accueillie au centre du dispositif en partant de ses possibilités. Développer des activités et des animations adaptées afin de construire et de favoriser l’autonomie, la communication, le maintien des acquis, le développement de nouveaux apprentissages à l’ouverture à la vie sociale. »
    4.  « Rechercher la participation maximale de chacun, dans les gestes liés à la vie de chaque jour. »
    5.  « Apporter une attention constante sur le suivi médical et les soins, en partenariat avec les familles. »
    • Découvrons le fonctionnement et le cadre de la MAS :

    « Les personnes en situation de polyhandicap accueillies en Maison d’Accueil Spécialisée ne disposent d’aucune autonomie dans les transports et les déplacements sont organisés par l’établissement au moyen de véhicules appartenant à la structure et accompagnés par le personnel. »[7] Pour les résidents ayant la possibilité de retourner au domicile familial, les trajets sont assurés par la famille elle-même, par des taxis ou des ambulances notamment quand la famille est éloignée.

    L’institution est organisée en 4 unités de vie. Au sein de chacune d’elles, sont proposées des prises en charge quotidiennes. 40 résidents sont répartis dans ces unités de vie pour un accueil en internat, 4 résidents sont pris en charge en externat et 2 places sont réservées pour des accueils temporaires. Tout au long de l’année, 46 adultes, hommes et femmes bénéficient ainsi d’un accompagnement médico-éducatif. Cet accompagnement s’articule autour des dimensions éducative, médicale et paramédicale.

    La MAS se veut avant tout « une maison ». Par notre travail quotidien, nous œuvrons à ce que le résident se sente « chez lui ». Nous cherchons à créer une ambiance conviviale et chaleureuse.  Ainsi, l’établissement est composé d’espaces communs (salles d’activités, salle de balnéothérapie, hall d’accueil) mais aussi d’espaces privés (unités de vies, chambres individuelles, doubles).Nous portons une attention particulière au décor des chambres. Par exemple, Jasmine bien qu’elle partage sa chambre avec une autre résidente, possède un pan de mur personnalisé et tapissé avec les photos de sa famille : frère et sœurs, parents, grands-parents.

    Nous faisons d’ailleurs en sorte que les familles puissent se sentir libre d’apporter les effets personnels de leur proche pour aménager la chambre (commodes, étagères, photos, fauteuil confort…).

    Pour que le résident se sente « chez lui » au sein de l’institution, il faut paradoxalement qu’il y ait un peu de sa famille dans la MAS.

    • La MAS : richesses et difficultés :

    L’institution dispose :

    •  d’une équipe d’encadrement composée d’une directrice, d’un cadre de service éducatif, d’un cadre de santé, d’un médecin généraliste, d’une psychologue. Selon la spécificité des réunions et des thèmes de réflexion abordés, chacun des postes d’encadrement participe et anime les réunions.
    • d’une équipe médicale et paramédicale composée d’une ergothérapeute, d’une art-thérapeute, d’une psychomotricienne, d’infirmiers, d’aides-soignants ; L’institution fait appel aux services extérieurs de kinésithérapeutes en profession libérale.
    • d’une équipe éducative composée d’aides médico-psychologiques (AMP), de surveillants de nuit, de moniteurs-éducateurs ou d’éducateurs spécialisés-coordinateurs d’unité de vie.
    • de services administratifs et généraux composés de secrétaires, de cuisiniers, de lingères, d’agents de maintenance.

    Compte-tenu de la fragilité de ce public, le soin médical (surveillance médicale 24h/24h) constitue un paramètre essentiel dans leur accompagnement et dans certains cas prévaut sur le reste. Il n’empêche que le travail éducatif vient s’articuler autour du sujet polyhandicapé afin de le stimuler. Les dimensions médicale et éducative sont étroitement liées et dans le même temps mises en tensions parfois.

    « La nécessité du travail d’équipe dans le secteur éducatif et social est fondé sur la nécessaire mise en conflictualité des différents points de vue afin de ne pas réduire la compréhension des situations problématiques à un seul champ de regard et d’analyse. »[8]

    Différents types de réunions servent au travail de réflexion en équipe pluridisciplinaire et d’élaboration concernant l’accompagnement médico-éducatif quotidien des résidents :

    • La réunion institutionnelle : cette instance rassemble l’ensemble du personnel de la MAS. Animée par l’équipe de direction, elle permet de faire le point sur les questions d’organisation et de fonctionnement de l’institution, et d’informer sur les projets et orientations associatifs.
    • La réunion d’équipe : elle se déroule une fois par mois (le mardi de 14h à 17h) pour chaque unité de vie. Cette réunion se veut un espace de paroles au service de l’équipe éducative et de l’équipe pluridisciplinaire. Elle permet de faire le point sur les situations des résidents à travers un travail d’analyse et de réflexion. Une partie de cette réunion est consacrée à l’analyse des pratiques.
    • La réunion de coordination d’unité de vie : sa fréquence est hebdomadaire. Cette réunion permet de coordonner les actions médico-éducatives et de planifier l’ensemble des activités individuelles et collectives des personnes polyhandicapées, rythmant la vie quotidienne de l’unité de vie.
    • La réunion de projet personnalisé : elle se déroule une fois par mois pour chaque unité de vie. Ainsi, une fois par an, un temps de réflexion est consacré à chaque résident. Y sont précisés l’histoire, le parcours, la problématique du résident. La réunion permet la synthèse de son accompagnement médico-éducatif afin de dégager les objectifs et les orientations nécessaires à la construction de son projet personnalisé.

    À l’issue de ces réunions, l’équipe de direction convie avec les membres de l’équipe éducative, référents du résident, le résident et ses parents ou proches afin de leur faire part des préconisations de travail décidées et d’en discuter (post-synthèse).

    Les annexes XXIV ter[9] soulignent d’ailleurs le fait que dans le cadre de l’élaboration ou la révision du projet personnalisé des usagers, la structure d’accueil se doit de tisser des liens avec les familles. Il s’agit notamment de partager autour des souffrances ou difficultés rencontrées par elles ou par l’équipe. Ce type de rencontre permet d’échanger des informations relatives aux évolutions dans son accompagnement et de co-construire le projet du résident.

    J’ai pu assister à certaines post-synthèses et constater l’intensité de la rencontre.

    Axel par exemple, en présence de sa mère, positionné entre elle et moi, s’est montré attentif au récit de son enfance que sa mère a voulu nous faire partager. Lui qui habituellement somnole facilement, tenait ma main et celle de sa mère. Il est resté éveillé et réagissait à propos en riant, en vocalisant à l’évocation de souvenirs drôles ou douloureux. On voit que dans ces moments-là, la personne polyhandicapée perçoit que nous sommes ensemble autour d’elle.

    • Quand la MAS se met au travail : un bref retour sur les projets personnalisés :

    Mais, au fil des années, le travail autour des projets personnalisés à la MAS s’était délité dans le temps. Les réunions annuelles n’intégraient plus les parents. Récemment, au prix d’un travail avec la direction et l’équipe pluridisciplinaire, d’une rencontre avec les familles, les échanges sur l’importance d’un projet personnalisé pour chacun des résidents ont suscité l’intérêt de tous. Les familles ont manifesté clairement leur volonté d’être mieux associées au travail. La qualité des échanges et l’écoute réciproque ont renforcé chacun dans l’envie de rendre régulier ces temps de partage. Les familles ont accueilli avec satisfaction l’annonce par la directrice du retour des réunions annuelles avec les familles qui s’étaient estompées.

    La loi de n°2002-2 du 2 Janvier 2002 cadre notre travail dans ce domaine :

    • « Une prise en charge et un accompagnement individualisé de qualité favorisant son développement, son autonomie et son insertion adaptés à son âge et à ses besoins, respectant son consentement éclairé qui doit être systématiquement recherché lorsque la personne est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision. À défaut, le consentement de son représentant légal doit être recherché.
    • La participation directe ou avec l’aide de son représentant légal à la conception et à la mise en œuvre du projet d’accueil et d’accompagnement qui la concerne. 

    (…) Ce contrat ou document définit les objectifs ou la nature de la prise en charge ou de l’accompagnement dans le respect des principes déontologiques et éthiques, des recommandations de bonnes pratiques professionnelles et du projet d’établissement. »[10]

    Mais, certains parents mettent du temps à saisir l’utilité de ce projet personnalisé. Pourtant, quand ils le peuvent, ils n’hésitent pas à solliciter l’équipe pluridisciplinaire ou les intervenants pour assister ou participer aux activités avec leur proche.  Lors de ses visites régulières pour voir son fils, la mère d’Antoine par exemple, sollicite l’équipe éducative pour participer aux séances de balnéothérapie. C’est un moment de partage où dans ce contexte particulier, nous contribuons à ce que mère et fils se retrouvent. Ce temps nous donne aussi la possibilité de repérer avec elle des signes de communication qu’elle nous transmet pour comprendre le fonctionnement d’Antoine et entrer en relation avec lui.

    C’est ce vécu partagé plutôt que des réunions qui semble riche en échanges.

    • Le paradoxe de l’accompagnement de la personne polyhandicapée :

    Une personne polyhandicapée est un adulte qui nécessite une aide importante pour les actes quotidiens. Elle est dépendante de l’accompagnant qu’il soit un membre de sa famille, de son entourage ou un professionnel. Cela veut dire que nous sommes amenés à les toucher, les manipuler, les porter, mais aussi à les entourer par nos gestes et nos propos bienveillants, à veiller à leur sécurité affective.

    « Un (…) facteur de continuité réside dans la permanence relationnelle : quelqu’un est « toujours là » (le jour et la nuit) non seulement pour répondre aux besoins, mais aussi pour soutenir une possible communication et témoigner ainsi aux résidents leur appartenance à la communauté humaine. »[11]

    Comme nous l’avons vu, le handicap survient des suites des souffrances périnatales ou postnatales pour la plupart d’entre eux. Les personnes polyhandicapées sont sujettes aux fragilités cutanées, aux crises d’épilepsie. La plupart d’entre eux souffre d’Infirmité Motrice Cérébrale (IMC). L’état de dépendance, les entraves à la communication qu’occasionnent le polyhandicap tendent à maintenir ces adultes dans un statut infantilisant. En effet, certains résidents ont une apparence physique qui ne correspond pas forcement à leur âge réel. Alors que la moyenne d’âge est de 40 ans environ, nous côtoyons des adultes qui paraissent avoir une vingtaine d’années.

    Dans l’institution, il se fait peu d’admissions et de sorties. Il est courant d’entendre dire que la MAS est « leur maison à vie ». Les résidents y sont accueillis, évoluent, grandissent, vieillissent et y meurent. L’avancée en âge pose parfois des difficultés particulières dans l’accompagnement pour l’équipe, car cela aggrave le handicap. La place du soin médical y devient plus importante. Les projets personnalisés sont souvent axés autour du seul maintien des acquis et nous ne parlons que rarement de nouvelles acquisitions.

    • L’importance de notre observation clinique et la communication avec les résidents :

    Le personnel d’accompagnement sur l’unité de vie, à travers les actes de soins, de la vie quotidienne et les activités, se retrouve à partager une certaine forme de proximité voire d’intimité (notamment lors des repas, des toilettes) avec le résident, favorisant la création d’une relation de confiance. Ce lien favorise l’observation, base essentielle de notre travail éducatif. En effet, c’est par la connaissance du résident, par l’observation précise de son comportement que se constituent les enjeux d’une communication. Cela requiert du temps. Sans tomber dans l’interprétation, ces signes cliniques (épilepsie, crispation, moments d’absences, vocalises…) sont autant de manifestations de demandes ou de souffrances exprimées par la personne polyhandicapée, dans des registres non verbaux, parfois difficiles à déceler, à décrypter.

    De plus, au quotidien, les professionnels informent les résidents de tout ce qui les concerne ou va se passer (actes médicaux programmés, activités prévues). À cet effet, ils recueillent leur consentement ou leur refus. Les résidents arrivent d’ailleurs à se faire comprendre dès lors que l’on sait les écouter et les observer finement.

    Un résident par exemple nous manifeste clairement son désaccord de participer aux ateliers cuisine en grand groupe par des vocalises et des cris et à en percer nos tympans. En revanche, lorsque nous lui proposons un atelier musique en groupe restreint, le son de ses vocalises est plus mélodieux, l’expression de son visage est plus détendue, ses yeux aux aguets vacillent frénétiquement. Ce résident est un fin mélomane et apprécie la musique classique.

    • La vie quotidienne et les activités au sein de l’institution : l’éducatif au quotidien

    La vie quotidienne prend beaucoup de place dans notre travail d’accompagnement auprès de ce public en grande dépendance. Il nous faut ne pas succomber à la tentation de s’enfermer dans le « faire » (faire pour, faire à la place de), ne pas considérer les résidents comme des objets de soins, mais plutôt comme des sujets désirants en cherchant à discerner leurs souhaits. Toutes professions confondues (Aide Médico-Psychologique, Aide-soignant, Moniteur Educateur, Educateur Spécialisé, Art-Thérapeute, Ergothérapeute, psychologue, etc), nous nous affairons souvent à rythme effréné dans ce quotidien. Par ailleurs, j’ai pu observer que les journées peuvent être bien longues pour les résidents qui passent leur temps à attendre leur tour pour manger, être changé, aller en atelier, etc. Alors, comment animer l’ordinaire et lui donner une portée éducative ?

    5-2-1) Les levers / les couchers :

    En internat, les journées sont longues. Elles commencent à 7h30 et s’achèvent vers 21h environ. Les veilleurs de nuit nous transmettent de précieuses informations au sujet de la façon dont s’est déroulée la nuit pour les résidents (qualité de sommeil, problèmes d’endormissement…). Nous devons d’abord respecter le rythme de chacun. Ainsi, Axel ou Jasmine sont les résidents de l’unité qui apprécient faire la grasse matinée. Nous passons du temps à leur chevet.

    L’accompagnement au coucher fait une transition dans l’ordre de la vie collective de l’unité pour tendre vers l’imaginaire, les rêveries. L’activisme de la journée ralentit pour laisser place à une ambiance plus calme. De manière générale, les résidents sont fatigables et s’endorment rapidement. Mais il peut arriver que des complicités se créent entre nous et les résidents au détour d’un lecture d’histoire pour favoriser l’endormissement.

    5-2-2) Les toilettes / les changes :

    La toilette est un acte de soin obligatoire. Le temps des toilettes et des changes participe au confort du résident au quotidien mais occasionne une qualité de relation et des découvertes.

    Je pratique souvent le jeu de la toilette en miroir avec Mélanie. Je mime la toilette en nommant les différentes parties du corps. Elle reproduit alors mes gestes pour se laver, ce qui l’amuse beaucoup et la rassure.

    Par ailleurs, c’est à nouveau l’occasion de faire un pont avec l’univers familial.

    Ainsi, je ne manque pas par exemple tout en verbalisant mes gestes de proposer à Yohann en fin de toilette, les parfums que sa mère a pris le soin de lui acheter et de lui offrir. Le simple fait d’évoquer avec lui l’attention de sa mère le fait réagir par d’imperceptibles gestes de son corps et des yeux qui s’illuminent.

    5-2-3) Les repas :

    Les repas collectifs sont des moments clés du quotidien qui requièrent beaucoup de temps et d’attention. Dans la salle à manger de l’unité, rassemblés autour d’une grande table, 3 fois par jour pour les petits déjeuners, repas du midi et du soir, résidents et professionnels partagent un moment convivial, social, d’échange et de communication. La dimension du plaisir y est importante. Nous accompagnons individuellement quasiment l’ensemble des résidents au repas, car ils ne peuvent manger seuls. Nous annonçons et décrivons les plats servis.

    Faire manger une personne polyhandicapée n’est pas un acte anodin. Il renvoie aux gestes primaires faits par la mère du tout-petit. L’accompagnant engagé dans une relation duelle avec le résident peut se retrouver néanmoins dans une posture inconfortable face aux mouvements incontrôlées et imprévisibles qu’occasionne le fait d’ingérer ou d’avaler : toux, salive, bave, rejet de la nourriture. En effet, faire manger une personne polyhandicapée représente un acte intrusif qui peut s’avérer être une épreuve tant pour le professionnel que pour le résident : angoisse des fausses routes, des troubles de déglutition, du transit, des bouchées restant dans la bouche, du rythme qu’il faut réguler. Les textures des plats souvent mixés et des boissons gélifiées peuvent être souvent aussi source de dégoût. Là aussi, la collaboration avec les familles peut être nécessaire.

    J’ai pu, par exemple me retrouver en difficulté avec Axel, qui n’hésite pas à se faire vomir lorsqu’il n’apprécie pas un plat en particulier. Serait-ce là une façon pour Axel de me signifier qu’il préfère partager ce moment avec sa mère qui le nourrit avec des plats confectionnés par ses soins ?

    Nous verrons plus loin comment nous avons pu ensemble travailler autour de l’accompagnement au repas d’Axel. Tous ces simples petits gestes du quotidien nous permettent encore de faire un pont avec la famille.

    5-2-4) Les ateliers /activités / Les sorties :

    Adaptés aux potentialités de la personne polyhandicapée, ils permettent de travailler sur des objectifs précis et identifiés par l’équipe éducative dans les projets personnalisés : travail sur la socialisation, la découverte sensorielle, la psychomotricité, etc. Reliées à la vie quotidienne, les activités s’articulent le plus souvent les après-midis sur des temps individuels ou collectifs permettant ainsi le décloisonnement des unités et favorisant l’émergence d’affinités entre les résidents. Le professionnel accompagnant, qu’il s’agisse d’un éducateur, un bénévole ou un thérapeute se doit de transmettre ses observations dans sa relation avec la personne polyhandicapée dans un contexte particulier en dehors de l’espace de vie habituel.

    Ce sont des rituels inscrits dans le temps et dans l’espace qui leur permettent de se repérer.

    Shérine a une séance de balnéothérapie les mercredis matin. Je l’y accompagne depuis maintenant quelques années. Il reste encore compliqué de savoir si elle arrive à se situer dans le temps. Mais une chose est sûre, lorsqu’elle me voit arriver, elle a repéré que son temps d’activité est imminent, avant même que je le lui annonce. Elle ne manque de se manifester par des éclats de rires et de joie. On verra comment la famille nous a interrogés à ce propos.

    Par ailleurs, dans la vie quotidienne, l’équipe éducative peut être amenée à tisser des liens de façon directe ou indirecte avec les familles avec pour objectif la continuité d’un accompagnement auprès d’un usager. Pour cela, des outils institutionnels existent pour entretenir ces liens, amorcer ou réamorcer un travail éducatif en collaboration avec les parents. Le cahier de liaison est par exemple, un support précieux. Ce cahier transmet des informations dans un sens comme dans un autre.

    Nous l’utilisons non seulement pour donner des informations pratiques mais aussi pour informer la famille d’une activité particulière ou d’un comportement. Dès lors que nous investissons ce cahier, j’ai pu remarquer que la démarche des familles est réciproque. Quand j’écris le récit de la semaine d’Agathe, ses parents, en retour relatent son week-end sur le cahier. Pour les parents comme les professionnels, ce cahier permet de nous dévoiler un peu plus. Il m’a aussi permis de mieux apprendre à connaitre Agathe. De plus, je me saisis de cet outil comme support à la relation avec la résidente en relatant des moments de sa vie en dehors de la MAS, en évoquant les noms des membres de sa famille comme par exemple ses neveux auxquels visiblement elle est attachée puisqu’elle sourit et vocalise à propos.

    • Comment les familles sont présentes ou non dans l’institution ?

    Faisons un état des lieux :

    • Les visites personnelles et familiales à la MAS sont autorisées et plutôt conseillées dans l’après-midi. Elles nous sont signalées au préalable. Conformément au règlement de la MAS, les entrées et sorties sont acceptées à toute heure dans la mesure où elles sont compatibles avec le bon fonctionnement de l’établissement. Cependant cette souplesse et cette volonté d’adaptation de la structure face aux demandes et aux situations familiales laissent entrevoir quelques difficultés. Les familles investissent différemment le lieu de vie de leur proche : certaines participent aux différentes manifestations culturelles, de loisirs (diffusées via le journal de la MAS ou sur le site internet de l’Association), partagent des moments de convivialité par le biais de sorties ou activités proposées par les professionnels ; d’autres manifestent leur souci et leur intérêt pour l’accompagnement au quotidien de leur enfant par leur présence régulière sur l’unité de vie. À l’inverse, quelques familles « plus discrètes » se tiennent à l’écart de l’institution. Comment faire quand les parents sont trop absents ? Au contraire, que faire avec des parents envahissants, omniprésents ? Comment faire face à « l’intrusion » de certains parents dans la vie quotidienne des unités de vie ?

    Nous adaptons notre travail d’accompagnement avec Antoine, lorsque sa mère lui rend visite à la MAS, une fois par trimestre pendant 3 jours consécutifs. Cependant, l’« immersion » de sa mère dans la vie quotidienne de l’unité de vie, par son souci de vouloir aider d’autres résidents en voulant les faire manger par exemple,  pose problème.

    •  Nous accueillons les familles des résidents sur l’unité de vie lors de leurs visites, ainsi qu’au départ ou au retour de week-ends. Ces moments d’échanges permettent une meilleure connaissance des besoins et intérêts de chacun.

    À mon arrivée à la MAS, je me souviens d’Agathe, jeune femme polyhandicapée, la trentaine. Je découvrais sa joie de vivre, sa personnalité agréable, son sourire figé, ses rires excessifs, son comportement imprévisible. À l’occasion d’un départ en week-end avec sa famille, je rencontre pour la première fois sa mère. Je m’empresse de lui faire part de ce qu’a vécu, durant la semaine, Agathe dans l’institution et mes observations sur mes premières rencontres avec elle. Un peu agacée, elle m’explique que quand elle dans cet état, ce n’est pas forcément positif, mais plutôt des manifestations de ses crises d’épilepsie. Heureusement que sa mère est venue ! Elle m’a en quelque sorte aidé à mieux connaitre et observer sa fille. Comment ne pas rater des occasions comme celles-ci ?

    • L’enjeu de l’accompagnement adapté de la personne polyhandicapée est de lui donner la possibilité de choisir des activités correspondant à ses aspirations et ses compétences. Pour cela, les échanges résidents, familles, professionnels, s’opèrent progressivement dans le temps et permettent au prix d’une écoute active et attentive de notre part la co-construction d’un projet personnalisé.
    • Certains parents ou familles ont la possibilité de s’impliquer dans le fonctionnement de l’institution via les Conseils de la Vie Sociale qui ont lieu 3 fois par an. En tant que membres de cette instance, ils peuvent donner leur avis et faire des propositions concernant toutes les questions relatives au fonctionnement de la MAS.Il me semble important de rappeler ici l’action des parents dans la création des établissements spécialisés. En effet, en France dès les années 1950, des parents se regroupent en association et sont à l’origine de la création de ces établissements adaptés à leurs enfants.Mais, cette posture n’est pas sans lien avec des enjeux de pouvoir. C’est le cas de l’Association dans laquelle je travaille.

    Étant membre du CVS, je participe à ces instances. Je me souviens, par exemple, lors d’un de ces conseils, d’un parent exerçant son droit de regard particulièrement critique au niveau de l’organisation des activités d’été, pointant ainsi les difficultés de l’institution dans son fonctionnement.

    • Bien que les activités avec l’extérieur soient privilégiées dans le village où se trouve la MAS et dans les villes voisines, la mise en place de sorties peut être rendue difficile par l’isolement géographique, les nombreuses tâches dans la vie quotidienne des résidents du fait de leur grande dépendance, le manque de salariés.

    Certains résidents ont peu ou pas la possibilité de sortir de la MAS ou encore de partir en famille les week-ends. Concernant ce dernier point, nous pouvons faire l’hypothèse que le poids de ce public lourdement handicapé impacte sur l’organisation de la vie familiale (coûts matériels, aménagement du travail des parents, de la fratrie…).

    • Bien que les résidents vivent ensemble sur une même unité de vie depuis de nombreuses années, certaines familles se croisent mais ne se connaissent pas.

    2ème PARTIE : LES DIFFICULTÉS DANS NOTRE TRAVAIL AVEC LES FAMILLES 

    « La personne qui fait le travail le plus proche de celui d’un parent, c’est celui qui vit avec l’enfant au quotidien : temps de toilette, de repas, de coucher, etc. L’éducateur est de fait celui qui est le plus spontanément mis en parallèle par l’enfant (même adulte) avec le parent, et c’est celui qui est en rivalité, directe ou à distance, avec celui-ci sur ce terrain. Déléguer à d’autres que l’éducateur l’essentiel du travail avec la famille semble alors une erreur de fond. Ce n’est pas un hasard si c’est à partir des problèmes de vêtements, de toilette, de nourriture, que les parents et parfois indirectement les enfants vont nous interpeller »[12]

    Dans le cadre de notre champ d’intervention en tant qu’éducateur spécialisé, la communication avec les parents et les familles me semble essentielle. Je reste convaincue que les résidents dont nous occupons « perçoivent à leur manière » notre tentative de cohésion avec leurs proches pour un accompagnement singulier et adapté.

    L’attitude de certains parents a pu me questionner : parfois distants ou absents comme s’ils ne souhaitaient pas voir ce qui se passe dans l’institution quand d’autres au contraire se montrent envahissants, omniprésents, ou encore emprunts d’un sentiment de culpabilité ce qui peut être sources de tensions.

    La lecture de ces différents fonctionnements doit être présente à notre esprit afin de comprendre et soutenir les parents dans un souci de bienveillance, de confort et de bien-être pour le résident.

    Nous nous devons d’entendre les revendications des familles pour garantir un accompagnement adapté pour le résident. Mais, pour autant, devons-nous toujours tenir compte des souhaits des parents ?

    À travers nos actions éducatives, des enjeux relationnelles peuvent se révéler au quotidien. Cela peut conduire les familles à juger notre travail. Que faut-il y voir derrière ces attitudes ? Comment désamorcer ces situations ?

    Enfin, il peut exister parfois des contraintes de fonctionnement institutionnel, limitant le choix des familles.

    Cette réalité est quelques fois difficile à admettre comme nous allons le voir à travers les situations complexes avec les parents de Shérine et d’Axel.

    1. Shérine : « Petite sirène »

    À l’occasion de la synthèse du projet personnalisé concernant Shérine, une résidente accueillie en externat, la chef de service propose en début de réunion, un tour de table à l’équipe pluridisciplinaire :

    • Selon vous, quel adjectif qualifierait le mieux Shérine ?

    Grand moment de réflexion. Puis, le tour de table commence. Les adjectifs s’enchaînent : « réservée, souriante, calme, timide, pas très tonique, réceptive, observatrice… ». Quelques-uns soulignent sa capacité à comprendre ce qu’on lui dit. D’autres remarquent sa bonne humeur.

    Vient mon tour de soumettre à l’équipe mon adjectif qui présente le mieux Shérine : « dynamique ».

    Étonnement de certains professionnels. La psychologue va même jusqu’à faire la remarque : « Tiens, c’est marrant de dire que Shérine est dynamique, cela va presque à l’encontre de tout ce qui a été dit ! » Ce qui m’a poussé à évoquer cet adjectif, ce sont les séances de balnéothérapie que je propose à Shérine.

    Quelques mois auparavant, je rencontre pour la première fois, le père de Shérine invité à un entretien pour évoquer avec la cadre de santé, le médecin et la directrice de la MAS, l’état de santé de sa fille. En effet, celle-ci prend énormément de poids.

    Au quotidien, sur l’unité de vie, elle paraît engoncée dans son fauteuil roulant, pourtant changé récemment et adapté à sa nouvelle morphologie. Polyhandicapée, Shérine ne peut se déplacer seule et ne bouge quasiment pas ses bras et jambes. Cela vient renforcer l’impression que ses membres sont ankylosés.

    À 25 ans, Shérine doit observer un régime hypocalorique stricte du fait de sa pathologie et de l’adaptation de son traitement médical.

    Mais son père nous confesse, presque à demi-mots, qu’il est difficile pour elle et pour la famille de suivre ce régime. À la maison, certaines habitudes culturelles et alimentaires, riches en sucres, ont la vie dure.

    • Bon, c’est vrai, le matin, on lui donne du bon pain avec de la confiture et du beurre. Vous comprenez, ma fille, elle a faim ! Et puis, la journée est longue !

    À cela, sur le ton de l’humour, la cadre de santé ajoute :

    • Et je suis sûre qu’il y a de bonnes pâtisseries orientales !
    • Oui, oui ! Les cornes de gazelle ! Les gâteaux aux dattes ! Les makrouds !…

    Passée l’évocation de ces petites douceurs, le père de Shérine me demande sans transition :

    • Qu’est-ce qu’elle fait Shérine comme activités ?

    Un peu désarçonnée, je lui réponds :

    • Eh bien, elle fait de la peinture, elle va à la bibliothèque, elle participe aux différentes activités collectives, à l’atelier esthétique, elle va à la piscine…

    Ce sur quoi, il me dit :

    • Shérine, il faut qu’elle fasse du sport ! Et puis, la piscine, il faut qu’elle y aille une fois par semaine !

    Or, lui proposer la piscine toutes les semaines n’est pas possible, étant donné que la MAS est en sous-effectif et conserve toujours un poste vacant de psychomotricien.

    J’essaye alors de me montrer compréhensive, d’adopter une attitude empathique et une écoute active. Ainsi, en validant l’intention du père, même si sa demande paraît excessive, je tente de pratiquer une ébauche de « reformulation positive » : « Énoncer comme un constat l’intention du parent, sans juger son acte, sans se prononcer sur l’attitude qu’il a avec son enfant, même si elle peut être maladroite, excessive, voire aberrante. »[13]

    • Oui, vous vous souciez de votre fille. Vous savez que c’est moi qui l’emmène à la piscine tous les 15 jours. Mais, la MAS accueille une quarantaine de résidents et quasiment tous nécessitent un créneau pour la piscine, c’est donc compliqué d’assurer une séance hebdomadaire pour tout le monde.

    L’entretien se poursuit néanmoins dans une atmosphère détendue, laissant la possibilité au père de parler librement de ses inquiétudes bien légitimes, quant au bien-être de sa fille.

    Je ressens son désespoir, sa façon de dénier le handicap, son illusion sur les possibilités de sa fille.

     « Miroir brisé, objet d’un deuil impossible, cet enfant marqué par une différence radicale confronte ses parents à un obstacle : (…) Le caractère étrange du handicap casse le fil des identifications nécessaires. Cette difficulté transparaît dans les attitudes éducatives parfois incohérentes des parents. (…) Leurs comportements deviennent alors excessifs ou incohérents : surprotection, exigences trop rigides, aspirations trop élevées (…). »[14]

    Je suis touchée par ce père aux exigences parfois irréalistes, mais très attentionné.  Alors, lorsque je reprends la référence de l’activité balnéothérapie quelque peu délaissée depuis le départ de la professionnelle qui s’en chargeait, j’ai bien l’intention de favoriser les capacités motrices de la jeune femme.

    J’emmène Shérine à la piscine de la MAS et je vois bien qu’elle apprécie ce temps de détente. Elle le manifeste dès que je me retrouve à la changer et à lui mettre son maillot de bain : ses sourires dévoilant une bouche édentée, ses yeux en amande cherchant du regard une complicité naissante entre elle et moi, des petits cris de joies, car elle n’a pas accès à la parole. Aidée d’une infirmière, nous mettons un temps considérable et fastidieux pour préparer la jeune femme et procéder aux différents transferts vers les fauteuils roulants, chariot-douche et chariot permettant son immersion dans le bassin.

    Mais une fois dans l’eau, la magie opère. Shérine dont l’inertie sur l’unité de vie, peut nous mettre en difficulté, se transforme en « sirène », à l’aise dans l’eau, elle mobilise, avec un rythme effréné, ses jambes et me montre bien qui est l’actrice de cette activité. C’est alors que les propos de son père résonnent en moi…. C’est vrai qu’il faut qu’elle bouge et se dépense, sa fille !

    Alors, je m’attache à maintenir le plus régulièrement possible ces séances de balnéothérapie, véritables moments d’épanouissement pour Shérine qui se révèle et s’exprime.

    Évaluation :

    Au regard de cette situation et avec le recul, si c’était à refaire, je pense que j’aurais encore plus affirmé mon positionnement vis-à-vis de l’équipe lors de la synthèse du projet personnalisé de Shérine. Très certainement, en travaillant sur la restitution des séances de balnéothérapie avec des photos.

    Suite à quelques timides tentatives au cours de certaines séances de balnéothérapie, avec le concours d’une infirmière, de chanter des comptines en langue arabe, nous avons pu constater l’effet bénéfique que cela avait sur Shérine. Au vu du large sourire qu’elle affichait et de ses cris de joie à chacune de nos interventions, il paraissait manifeste qu’elle reconnaissait ces chansons. Un travail sur la mise en place voire la création de chansons personnalisées (intégration de son prénom, chansons provenant de son pays d’origine…) serait intéressant.

    Notre intention étant de mettre la focale sur ses besoins en matière de santé, sur ses centres d’intérêt (piscine, musique rythmée, promenades, lectures) mais aussi sur la reconnaissance de sa culture et donc du lien familial.

    Nous amorcerions également un travail avec la famille de Shérine, en cherchant à avoir l’adhésion de ses parents, de ses frères et sœurs dans son projet individualisé, en tentant de les impliquer dans quelques activités (notamment la participation de la famille aux séances de balnéothérapie).

    L’espoir de pouvoir ainsi organiser et partager un moment authentique avec la famille de Shérine autour de cette activité balnéothérapie ou autour d’un atelier cuisine, histoire de reconnaître l’histoire, la culture et la place de cette jeune femme au sein de sa famille et au sein de la MAS est possible.

    • « Mon Axel ! »

    La MAS est un lieu d’apprentissage d’une vie en collectivité, d’expériences où la séparation avec les familles, les parents et surtout avec les mères peut s’avérer compliquée.

    Je rencontre pour la première fois Mme V. à l’occasion d’un repas du soir. Elle est venue rendre visite à son fils sur l’unité de vie. C’est institué, tous les jeudis soir, elle vient faire manger « son Axel », comme elle dit.

    Au fil du temps, j’ai appris à connaître Mme V.. C’est une mère courageuse, dynamique, encline à la discussion. Elle ne tarit pas d’éloge sur son fils et de petites anecdotes ou astuces facilitant son accompagnement au quotidien. Les empreintes de la maman dans l’univers d’Axel sont bien présentes et tapissent les différents espaces de vie : un bonnet dans la salle de bain confectionné par ses soins pour faciliter le déshabillage, une brosse à cheveux au chevet du lit comme doudou rassurant au coucher, des petits mots sur la façon de mettre ses vêtements, ses chaussures…

    Avec son apparence juvénile et chétive, Axel pourrait faire douter sur son âge. À 39 ans, il vit déjà depuis plus d’une dizaine d’années à la MAS. Les habitudes sont bien ancrées.

    Mme V. me rappelle souvent que c’est Axel, en étant admis dans la structure, qui a fait découvrir à toute la famille la région.

    Nombreuses sont les situations de blocage au moment des repas, où Axel sait m’imposer ses choix gustatifs, pas forcément équilibrés : il aime les saveurs sucrées. Quant aux aliments salés, il me fait bien comprendre, en râlant, en s’agitant dans son fauteuil roulant, avec un corps qu’il ne maîtrise pas toujours, que ce n’est pas ce qu’il préfère. Il peut même aller jusqu’à se faire vomir. Alors, quand Mme V. arrive au repas avec dans son sac, quelques condiments et épices permettant de rehausser les plats insipides, je ne peux que m’enchanter de cette aide salvatrice.

     Je choisis de la mettre en « « position haute » à propos d’un savoir être parent.»[15]Et puis, c’est lui reconnaître son savoir-faire et sa compétence parentale.

    Elle me fait également part de ses petites astuces, comme tenir la main de son fils ou la tête tout en lui parlant pour le stimuler et l’encourager à manger. J’ai eu l’occasion de mettre en pratique ces conseils et j’ai été agréablement surprise de constater que cela fonctionne.

    Volontiers coopérative, Mme V. n’hésite pas à nous laisser ses sauces tomates, mayonnaise et autres épices pour nos prochains défis culinaires. J’apprécie ces temps d’échanges avec cette maman qui prend plaisir à se raconter, à raconter l’histoire familiale.

    Quand vient la fin du repas, arrive le « rituel du câlin » : Alors que les autres résidents de l’unité sont déjà couchés, Axel ne regagne pas tout de suite sa chambre dont la décoration soignée par la maman est inondée de posters et de figurines à l’effigie de « Titi ». Mme V. profite du calme du début de soirée pour regarder la télévision dans le salon de l’unité de vie, confortablement installée sur le canapé, avec son Axel sur ses genoux, tel un enfant de 3 ans.

    « Souvent, l’éducateur a le sentiment de travailler en sens inverse de la famille et ce même s’il n’y pas eu maltraitance : tel parent d’un handicapé couve, voire étouffe, son enfant qui est pourtant adulte. »[16]

    Face à cette scène, qui ne me laisse pas indifférente, tout comme d’autres collègues, je m’interroge : comment travailler avec Axel le statut d’adulte ?

    « Et qu’en est-il de ces usagers (…) qui n’ont pas les moyens (…) de formuler des souhaits propres ? (…) Il convient alors de s’attacher au moindre détail, à la plus petite réaction manifestée et d’ajuster le projet en fonction de ces éléments. (…) Car tout projet n’a de sens que s’il prend en compte les ressources et les désirs des premiers intéressés que sont les usagers. »[17]

    En écho aux réunions d’équipe et de synthèse lors du projet personnalisé, nous envisageons mon travail d’accompagnement éducatif auprès d’Axel, en portant une attention particulière sur ses capacités, ses choix et ses désirs, afin que le jeune homme, si dépendant de son entourage familial, puisse devenir acteur de son propre projet de vie. Mais, en réalité, j’ai l’impression d’être dans une constante contradiction. Sur le terrain, je suis témoin de la situation touchante entre une mère et son fils, unis par un lien fusionnel, pouvant délaisser au passage d’autres membres de la famille (le petit frère d’Axel, le père). Je me sens tiraillée, presque en rivalité avec cette maman, qui intervient sur tous les aspects du quotidien de son fils. Je sais bien qu’il est important de maintenir le lien et sa place d’enfant à Axel dans sa famille.  Mais je me demande comment porter l’espoir d’un travail sur son autonomie et la valorisation de son statut d’adulte.

    Et puis, un jour, sans crier gare, Mme V., qui avait pour habitude de couper les cheveux de son fils, décide d’arrêter ce petit rituel. Pour vaquer à ses occupations personnelles, elle nous demande s’il est possible que nous organisions des sorties régulières chez le coiffeur pour Axel.

    Nous sautons sur l’occasion. Avec mes collègues, j’accompagne donc souvent Axel chez le coiffeur pour rafraîchir la coupe. Une coupe courte, mais pas militaire selon les recommandations de Mme V..

    Axel a une déficience visuelle qui le rend particulièrement sensible aux autres sens tels que l’ouïe, le toucher. Il n ‘est donc pas rare que dans le master pendant le trajet entre la MAS et le coiffeur, Axel s’amuse des vibrations du camion et du bruit du moteur. Chez le coiffeur, je ne peux m’empêcher de sourire quand je le vois rire aux éclats au passage de la tondeuse ou du sèche-cheveux au-dessus de sa tête. Je me dis que c’est quand même un résident attachant qui s’accommode bien des situations, comme s’il souhaitait que l’on lui épargne le fait de se retrouver dans un conflit de loyauté entre l’institution et sa famille.

    Quelques jours après l’une de ces séances chez le coiffeur, Mme V., lors de sa visite hebdomadaire sur l’unité, procède à l’inspection capillaire et me confie :

    « Il vieillit, mon Axel, il est tout grisonnant ! C’est vrai qu’au mois de juin prochain, il va tout de même avoir 40 ans ! »

    Serait-ce les prémices d’une véritable une alliance pour l’intérêt et le bien-être d’Axel ? Cette mère ne commencerait-elle pas à « céder » du terrain ?

    Mais, il est vrai que Mme V. orchestre majoritairement la vie de son fils sur l’unité de vie !  On peut supposer qu’elle en fait de même au domicile familial.

    Il nous faut à l’avenir poursuivre les échanges avec les membres de la famille d’Axel, ne pas

    « casser cette confiance instaurée » notamment avec la mère, afin de déceler d’autres centres d’intérêt et de faire émerger d’autres sorties et activités.

    « Il nous faut créer du vécu partagé où nous serons témoins de l’alliance filiale. »[18]

    J’ai eu l’occasion de participer à une séance de balnéothérapie avec Axel en compagnie de sa mère. Réunis tous les trois dans le bassin, c’était un moment riche et authentique où la mère s’est livrée plus que je ne l’aurais imaginé. Elle me parle de l’enfance d’Axel, de l’arrivée de son petit frère et des liens fraternels particuliers qu’ils entretiennent, de la peur du handicap lors de sa deuxième grossesse. J’ai eu le sentiment qu’elle s’était sentie écoutée.

    Lors d’une sortie culturelle collective, j’ai également eu la possibilité de partager des sujets de conversations divers et variés avec le père d’Axel, pourtant si inhibé lors des visites sur l’unité de vie avec sa femme.

    Pour qu’Axel puisse vivre d’autres expériences avec sa famille, il faudrait à l’avenir, lui proposer des temps de médiations et des activités adaptées à sa situation (autour des sens, de son rapport au corps, par exemple).

    Enfin, une des pistes que je trouverais intéressante à travailler en lien avec la psychologue de l’équipe est celle de la mise en place de groupes de paroles de parents, afin de promouvoir partage et expérience entre parents, histoire de permettre un peu plus d’ouverture dans le lien entre Axel et sa mère.

    Il reste encore difficile pour l’équipe éducative de répondre à Mme V. sans aborder les raisons profondes de sa surprotection. Elle doit prendre conscience de l’importance du regard qu’elle porte à son fils. Elle ne semble pas réaliser que c’est un adulte avec ses besoins, ses préférences, ses envies. Une réunion post-synthèse avec l’équipe de direction, l’équipe éducative, Mme V. et son fils a permis l’amorce d’un travail en ce sens. En attendant, les petits rituels du quotidien (les câlins, la brosse à cheveux…) suscitant des liens infantilisés entre mère et fils ont été évoquées pour le première fois. Mais, il faudra certainement du temps.

    « Les parents ne parlent pas en termes d’histoire (ce qui est arrivé à la naissance, ce que l’enfant a subi pendant la période néonatale), mais en termes d’actualité (il faut aller à la rééducation). Ils ne parlent pas en termes d’identité, c’est-à-dire d’être, mais en termes de faire (pour marcher, il faut faire telle ou telle chose). Ils ne parlent pas en termes de désir mais en termes de réalité. On parle du handicap, mais pas de ce qu’il suscite sur le plan émotionnel. (…) Lorsqu’on parle du handicap, c’est de la vie matérielle qu’il s’agit, mais pas de la vie psychique. Ce qui est occulté, c’est l’expression des affects que suscite le handicap.»[19]

    Comment aider une mère qui a bâti sa vie autour de son fils à se distancier enfin ? Comment remanier les liens ?  Comment l’aider à parler à son fils ?

    Mme V. nous lâchera en fin de rencontre : « M’occuper de mon Axel, m’a aidé à vivre. »

    3ème PARTIE : AU CAS PAR CAS, DES PISTES POUR AMÉNAGER DES PROJETS PERSONNALISÉS EN LIEN AVEC LES FAMILLES

     « Les professionnels qui vont à la rencontre des parents sont des « acrobates de l’entre-deux », obligés au « mouvement » pour permettre le « surgissement de quelque chose d’imprévu » propre à la rencontre. »[20]

    Le rôle de l’éducateur spécialisé est de favoriser l’émergence des souhaits du résident sujet désirant. En cela, il tient compte de ses attentes mais est aussi à l’écoute des attentes des familles.

    À travers nos accompagnements, nous devons pouvoir nous poser les questions suivantes : qui sont ces résidents dont nous avons la responsabilité ? d’où viennent-ils ? Que comprenons-nous de leur comportement et comment intervenons-nous auprès d’eux ?

    À travers des moments de vie partagés avec Yohan, Raymond et Antoine, je voudrais faire apparaitre que malgré des situations parfois complexes, des solutions en fonction des circonstances et des pistes de travail éducatif sont possibles. Nous verrons comment certaines familles peuvent parfois nous interpeller, ce qui peut nous amener à réaménager des « mini-projets ».

    Mais doit-on toujours attendre un appui des familles ? ou au contraire, les familles trouvent-elles toujours un soutien auprès de nous ?

    L’éducateur, mais aussi les membres de l’équipe éducative, doivent savoir rester à leur place. En effet, il arrive parfois que certains parents profitent de l’oreille attentive de l’éducateur pour se confier et raconter leur vie. Nous apprenons ainsi les difficultés, les tensions par lesquelles passent les familles. Ces situations doivent bien sûr être prises en compte.

    L’objectif sera d’être créatif, de tout mettre en œuvre afin que le résident puisse vivre, bien entouré, dans un cadre favorable à son évolution. En ce sens, nous nous rendons témoins de la reconnaissance du lien familial.

    1.  « Les yeux bleus de Yohan »

    À l’occasion des 50 ans de l’Association, ses différentes structures médico-sociales organisent des manifestations pendant plusieurs mois : Fête sportive, tables rondes, journées portes ouvertes, soirée rétrospective…

    La psychologue de l’établissement se voit proposer par la directrice, la tâche d’écrire un texte qui sera présenté lors d’une table ronde. Le thème de réflexion de la table ronde est « la personne handicapée acteur, décideur et responsable de sa vie au quotidien ». La psychologue pense accomplir ce travail avec Yohan.

    Yohan, 37 ans, est polyhandicapé à la suite d’un accident de noyade survenu dans son enfance.

    Sa vie auprès de sa famille a soudainement basculé dans un univers où les préoccupations médicales le concernant prédominent : trachéotomie, gastrostomie, encombrements réguliers, crises épileptiques récurrentes…

    Lors de mes premières rencontres avec Yohan, je ne suis pas épargnée par ces termes qui me paraissent étrangers. C’est donc d’abord à travers les protocoles d’accompagnement complexes, des questions de santé que je fais sa connaissance. Je constate d’ailleurs sur le groupe que Yohan est le résident qui porte le plus les stigmates du handicap : rythme décalé, alimentation au lit, spasmes, endormissements… Je ne cache pas qu’au début, je suis un peu impressionnée par tant d’interventions médicales autour de lui. À la moindre crise, à la moindre toux, au moindre encombrement, une infirmière débarque sur l’unité de vie pour lui prodiguer les soins adéquats.

    Mais je suis également touchée par le jeune homme qui n’a pas accès à la parole. Je le trouve d’une patience et d’une tolérance exemplaires. Bien des fois, lors de l’arrivée d’un nouveau professionnel AMP ou aide-soignant, j’ai été témoin de leur curiosité légitime mais mal placée, chacun interrogeant les personnes connaissant Yohan. Un déballage sans retenue au-dessus de la tête de Yohan, concernant son passé, son histoire, son accident est devenu une habitude.

    Dans son ouvrage « Personnes handicapées, personnes valides », Elisabeth ZUCMAN insiste sur le fait qu’il peut être difficile pour des proches, la famille ou certains professionnels, de manière inconsciente, par peur du handicap, par refus d’être lié à la personne en situation de handicap, d’entrer en relation avec elle :

     « Lorsque les personnes en situation de handicap ne possèdent qu’une communication non verbale, elles courent le risque majeur d’être, sans qu’on ose le dire, retranchées de la communication humaine. En témoigne le fait que, trop souvent, à celui qui ne peut s’exprimer verbalement, certains n’adressent pas la parole. ».[21]

    Et puis, au fil des jours, notre travail d’accompagnement éducatif me permet progressivement de découvrir le jeune homme autrement ; la notion de centres d’intérêt prend là tout son sens : 

    « Chercher les centres d’intérêt d’une personne particulière : (…) demander à d’autres professionnels, à l’entourage ; observer et entendre les allusions à une passion, par exemple en regardant ce qu’il y a dans sa chambre (sur les murs…) »[22]

    En passant devant sa chambre, je suis souvent cueillie par un fond sonore breton.

    Au détour d’une histoire racontée à son chevet, j’admire et détaille ses posters et décorations mettant à l’honneur la Bretagne. C’est un jeune homme calme à la carrure trapue. Son regard attire particulièrement mon attention tant il est expressif et détonne avec l’inertie voire la mollesse de son corps. Ses grands yeux d’un bleu intense, ornés de longs cils, contrastent avec sa peau blanche un peu luisante, ses cheveux bruns et son visage figé.

    Yohan ne bouge pas, ne mange pas seul, ne parle pas, n’émet même pas de vocalises. Atteint de cécité corticale, il ne voit pas mais perçoit les faisceaux de lumières.

    Mais Yohan communique, a cette force vitale manifeste pour être dans la vie sociale : j’en suis convaincue ! Quelle surprise de le voir réagir quand je suis chargée de lui transmettre des nouvelles de sa famille et le bonjour de sa mère qui appelle sur l’unité. Ses grands yeux bleus s’éclairent.

    Pourtant, j’entends encore les sceptiques douter des capacités relationnelles de Yohan, se moquer de la psychologue avec son talent de magicienne capable de lire dans les pensées des résidents ! Alors quand le jour est venu de mettre à l’honneur le fruit de leur travail d’écriture pour la table ronde, il m’a paru évident de me joindre au travail de préparation, proposé par la psychologue. Mais bien avant ce travail de préparation, au rythme d’entretiens individuels hebdomadaires, la psychologue a fait émerger, à travers le regard de Yohan, sa réalité de vie, sa place de « sujet désirant ». Pour cela, elle évoque l’histoire de Yohan, ses centres d’intérêt, ses émotions. À partir de ces entretiens, se matérialise concrètement un petit livret de vie.

    Tous les jeudis, après chaque entretien, de retour sur l’unité de vie, la psychologue me fait part des sujets et thèmes abordés avec Yohan et qui (au prix de diverses questions et d’observations fines de son comportement) semblent être chers au jeune homme : la mer, les sapins de Noël, la mort, la colère, les visites familiales…

    Je me demande encore pourquoi la psychologue m’a choisie comme interlocutrice pour cette préparation. Cela est certainement dû à ma propre attitude intéressée et concernée lors de nos échanges souvent informels.

    Ces témoignages renforcent mon idée que pour aller à la rencontre de l’autre différent, il faut aller à la découverte de sa culture, de sa famille, de ses centres d’intérêt, être l’écoute des signes, des réactions et les solliciter.

    Dans le bureau de la psychologue, assise auprès de Yohan, lui-même confortablement installé dans son fauteuil roulant, j’assiste donc aux répétitions : la psychologue, un brin stressée, s’engage dans la lecture de l’exposé concernant la construction et la co-écriture du livret de vie de Yohan.

    « L’écriture fait détour, donne une autre chance (que la parole) de s’exprimer et de communiquer. »[23]

    J’observe rigoureusement l’attitude de Yohan et je suis à l’affût du moindre de ses gestes : ses yeux d’un bleu intense s’illuminent, sa main posée sur la mienne réagit aux propos et aux questions de la psychologue, en se crispant, en marquant de légères pressions, en se soulevant ; comme pour confirmer ou infirmer les propositions qui lui sont soumises. Yohan, placide mais éveillé, participe à l’échange à sa manière. Il sursaute, soupire, cligne des yeux…

    En fin d’après-midi, je propose à Yohann un bain-détente. Dans la salle de bain, une lumière tamisée, de la musique relaxante ; je lui parle doucement et espère ainsi mettre tout en œuvre pour que Yohan puisse se détendre et être en bonne condition physique pour la journée table ronde qui aura lieu le lendemain.

    Ledit jour, nous sommes en route pour la structure qui organise l’événement. Dans la voiture, à l’écoute des signes ou manifestations somatiques, la cadre de santé et moi-même sommes surprises de Yohan : pas un encombrement, pas une crise.  Le temps de partage et de réflexion entre parents, professionnels et résidents qu’ont occasionné les tables rondes est une réussite.

     « Solliciter ce qui est vivant chez quelqu’un, ses goûts, ses passions, ses savoir-faire, et les reconnaître en parole et en acte. Faire le détour par ce qui l’intéresse, et s’appuyer sur cette énergie potentielle pour lui donner envie de s’ouvrir, d’avancer… »[24]

    À l’initiative de la direction générale de l’Association, cette journée spéciale a rassemblé un grand nombre de salariés, de nombreux parents, et des enfants, adolescents et adultes en situation de handicap des différents établissements de l’Association. L’idée était de susciter le débat par l’animation des tables rondes faite par quelques salariés avec des sujets de réflexions divers et variés. La table ronde « la personne handicapée, acteur et décideur, responsable de sa vie au quotidien » a regroupé une quinzaine de participants, pendant deux heures.

    Adoptant la même mise en scène que lors des répétitions dans le bureau de la psychologue, Yohan, placé à mes côtés, était présent et participait à sa manière à cette table ronde, en marquant, en autres, de légères pressions sur ma main.

    La mère de Yohan, est arrivée avec son mari, au cours du débat. Sans un mot, juste un regard échangé, j’ai spontanément cédé ma place à cette maman émue aux larmes. Elle s’est mise dans la même posture dans laquelle je me trouvais, la main de son fils reposant sur la sienne. Elle a donc été à son tour, témoin de la force de communication de son fils. Il était naturel pour moi de laisser ma place à la mère de Yohan, d’être spectatrice et reconnaitre le lien parent/enfant.

    « On retrouvera ce mouvement de s’incliner devant le lien parent/enfant, une certaine façon de se mettre « en position basse ». Dans ce ballet des places, un petit geste, un simple mot peuvent actualiser la menace ou à l’inverse faire de notre pouvoir un tremplin.

    Car du fait même que nous sommes à priori agents de la séparation, dès lors que nous nous impliquons pour expliciter ce lien, nous encourageons un changement de perspective. En nous engageant ainsi, nous avons des chances de gagner « la confiance des parents », mais aussi celle de l’enfant. »[25]

    Yohan, mis à l’honneur a fait la fierté de ses parents. Des sourires esquissés, des sursauts et toujours ses grands yeux bleus si expressifs ont su témoigner de ses capacités à participer réellement au débat.

    • « Raymond, le gâteau de tes 70 ans ! »

    Au mois d’Août, sur un air de guinguette, nous célébrons les 70 ans de Jeanine, la doyenne de l’institution. Avec sa démarche nonchalante, il m’arrive de la croiser dans les couloirs ou au détour d’activités collectives.

    La fête qui a lieu dans la salle polyvalente de l’établissement est réussie. Elle rassemble un grand nombre de résidents, de professionnels et de familles. Ma collègue qui accompagne Jeanine sur une autre unité de vie, me fait part de ses retours sur l’évènement : « organiser un tel anniversaire, c’est beaucoup de travail ! tu verras, quelle pression !,  je suis contente pour Jeanine mais aussi soulagée que ce soit terminé !»

    Elle s’attache d’autant plus à me faire ses retours qu’au mois d’Octobre prochain, on célèbrera l’anniversaire de Raymond !

    Raymond qui vit sur l’unité de vie où je travaille aura également 70 ans.

    Ma collègue, toujours de bon conseil me soumet quelques suggestions : « Essaye de faire quelque chose de grandiose !, je ne sais pas, fais venir pourquoi pas un accordéoniste ! »

    Je reste sceptique, je sais bien qu’il faut marquer le coup, mais je garde à l’esprit que Raymond est très vite fatigable. D’ailleurs, ces derniers temps, nous le voyons bien. Installé sur son fauteuil roulant, il pique du nez à la fin des repas et le temps de repos dans sa chambre les après-midis lui sont profitables.

    J’ai également en tête que Raymond a plusieurs frères et une sœur. D’après les informations contenues dans son dossier, il est l’ainé d’une fratrie de 5 enfants. La famille de Raymond a toujours été présente dès son plus jeune âge. Du fait de son handicap, il a été préservé et entouré dans la maison familiale. Sa mère s’est occupé de lui toute sa vie. A son décès, sa sœur a pris le relais en l’accueillant chez elle les dimanches et jours fériés avant de déménager en province.

    Voilà déjà plus de 15 ans que Raymond vit à la MAS et les liens familiaux se sont distendus. Aujourd’hui, hormis sa sœur, il reçoit très peu de visites. Les photos personnelles sur les murs de sa chambre, les échanges informels avec mes collègues sur l’unité m’ont permis de cerner son caractère et sa personnalité : Raymond à son arrivée à l’internat aimait beaucoup marcher seul dans les couloirs. Il appréciait aussi passer du bon temps à l’extérieur, sur la terrasse de la MAS. Son endroit favori était la balançoire sur laquelle il aimait s’y installer seul.

    Mais son handicap lui a fait perdre de son autonomie, notamment l’usage de la marche. Il faut désormais l’accompagner dans tous les actes de la vie quotidienne (repas, toilette, changes, levers, couchers) Nous avons pu remarquer chez lui des phases dépressives et nous sommes posés des questions en équipe pluridisciplinaire : serait-ce en lien avec cette perte d’autonomie ? à l’éloignement de sa famille ? Il émet par moments des vocalises plaintives, nous regarde avec un air triste comme s’il allait se mettre à pleurer.

    Raymond est un homme mince au visage austère. Ses cheveux gris coupés courts, son teint pâle, la dureté de son regard, renforcent cette image empreinte de gravité et de sérieux.

    Raymond ne parle pas mais émet des vocalises continuellement d’une voix rauque.

    Il présente une encéphalopathie qui a provoqué chez lui des séquelles neurologiques sévères, une déficience intellectuelle majeure, de nombreuses stéréotypies (balancements, morsures sur ses doigts).

    Sa sœur, Mme C., bien qu’à distance reste présente dans la vie de son frère et se soucie beaucoup pour lui. Elle est sa tutrice.

    C’est à la lecture du journal de la MAS qu’elle apprend les festivités organisées pour la doyenne de l’établissement. Lors d’un appel sur l’unité de vie pour prendre des nouvelles de son frère, elle se renseigne sur la possible préparation de l’anniversaire de Raymond. Elle souhaiterait marquer le coup et rassembler un grand nombre de personnes de leur famille pour l’occasion.

    Il nous a fallu un mois de préparation avec Mme C. pour nous mettre d’accord sur l’organisation de ce projet, après accord préalable de la direction.

    Au fil de nos appels, nous nous coordonnons ensemble, Mme C. et moi : Combien de personnes attendons -nous ? Qui fait quoi ? Comment ? Quels locaux allons-nous investir ? Faisons-nous un repas ? un goûter ?

    « « Œuvrer ensemble » ouvre aussi l’interrogation du comment, qui n’est pas d’abord affaire de techniques, quoi qu’on en dise, mais de positionnement : comment créer un espace de rencontre où il s’agit de « faire avec les parents », « faire ensemble », « créer du lien », trouver des possibilités d’alliance, et non de « faire pour les parents », « à leur place » ou, pire, « faire sans eux » ! »[26]

    Concernant le travail de collaboration avec les familles, Jean-René LOUBAT insiste sur l’importance d’une position de complémentarité : « Les uns comme les autres doivent se retrouver sur une préoccupation commune : l’intérêt et l’avenir de l’usager. »[27]

    Nous nous mettons d’accord : Mme C. s’occupe de rassembler la famille et de lui offrir un cadeau. Cependant, elle nous sollicite pour des suggestions pour son cadeau puisque nous partageons le quotidien de Raymond. Nous nous laissons le temps de la réflexion pour des idées cadeaux au plus près de ses besoins.

    Sur l’unité, nous nous occupons de la préparation de la décoration de sa fête qui se déroulera en salle polyvalente, salle beaucoup plus spacieuse pour recevoir une quarantaine de personnes (membres de sa famille, résidents et professionnels) le temps d’une après-midi. Après débat et concertation en équipe sur l’unité en présence de Raymond, le thème sera le cabaret. C’est avec une de mes collègues, que nous avons judicieusement proposé ce thème, après avoir observé en rangeant sa chambre sa collection de cd notamment d’une chanteuse qu’il écoutait souvent plus jeune : Annie Cordy.

    Partant de là, chacun de nous propose de idées de décorations, à l’image dont nous pourrions nous imaginer un cabaret : certains imaginent des affiches, des vinyles, d’autres des décors de tables, un « studio photo », des voilages aux tonalités de couleur rouge et noir, des photos retraçant un bout de parcours de vie de Raymond dans l’institution…Toutes ces préparations vont bon train sur l’unité et dans la salle polyvalente en compagnie de Raymond et des autres résidents. Raymond, imperturbable, observe tout ce qui se passe. Lorsque j’évoque avec lui l’approche des festivités, la teneur des conversations avec sa sœur, il me fixe d’un regard pénétrant. Je me demande s’il semble saisir l’enjeu de ces préparatifs.

    3 générations de la famille de Raymond étaient présentes à cette après-midi de célébration. C’étaient des moments de retrouvailles avec les frères, sœur, neveux, petits-neveux. L’émotion était perceptible. Raymond marquant des temps d’arrêt, de la surprise en reconnaissant ses frères. Les yeux humides de Raymond et de sa sœur, des étreintes témoignent de l’intensité de ces échanges fraternels et familiaux.

    Mme C. propose une chanson d’anniversaire spécialement conçue pour Raymond que nous entonnons tous à l’unisson :

    « On est venu de tout le pays, on est venu pour souffler les bougies, on est venu pour manger le plus beau des gâteaux, Raymond, c’est le gâteau de tes 70 ans ! »

    Chanter son prénom dans la chanson témoigne devant Raymond d’une alliance directe entre nous et sa famille.

    Cette célébration et ce chant marquaient symboliquement le fait que chacun de nous, famille, professionnels, résidents existait à ce moment précis, que le lien entre la famille de Raymond et l’institution s’est construit et est fondé.

    La fin des festivités est proche. Histoire d’immortaliser la place et le lien familial dans lesquels s’inscrit Raymond, nous avions préparé un studio photo. Chacun des membres de la famille s’est mis en scène avec des cadres photos. Il s’agissait là de permettre à Mme C. de compléter les albums photos de la famille. En guise de reconnaissance et de confiance, elle nous a laissé celui de Raymond retraçant sa vie, de la naissance à l’entrée à la MAS. Depuis cet album nous sert à créer des occasions d’échanges avec Raymond, à évoquer son histoire.

    « La scène de la photo faite par l’éducateur du parent et de l’enfant réunis donne à voir le lien, dont le photographe se fait le témoin : à cet instant, il est extérieur à leur histoire et en même temps, il la valide activement. »[28]

    Déjà, il faut se dire au revoir. À chaque embrassade, Raymond tente de retenir par le bras les membres de sa famille, une façon manifeste de nous faire comprendre qu’il a pris autant de plaisir que nous à partager cette rencontre entre les deux instances qui s’occupent de lui : la famille et l’institution.

    Forts de cette expérience, les échanges avec la sœur de Raymond ont permis de faire émerger d’autres propositions de rencontres, comme par exemple la visite de la ville où a grandi Raymond et sa famille. Mme C. serait d’accord de s’associer à nous pour cette sortie ; elle pourrait montrer alors les différents lieux que Raymond a connus et évoquer des moments du passé avec lui.

    • « Antoine : quand le corps s’exprime »

    Antoine a 23 ans. Il est très mince, brun. Ses yeux marrons donnent une profondeur et une intensité à son regard. Il n’a pas de langage verbal mais émet des vocalises de faible tonalité. C’est un jeune homme que je qualifierais d’énigmatique, à la personnalité discrète. Il m’a fallu du temps pour arriver à entrer en relation avec lui. Au quotidien, lorsque je l’observe, Antoine me donne l’impression d’être souvent dans ses pensées lointaines. Peut-être est-ce dû au fait qu’Antoine ne fixe pas les personnes.

    Il a une tendance à se replier sur lui-même, à s’isoler et présente des stéréotypies (vocalises, agitations de la tête, des mains, se mord les doigts).

    D’après ce qu’indique son dossier, un syndrome de West (forme rare d’épilepsie) est diagnostiqué à 4 mois, Antoine présentant des spasmes. Depuis, il souffre de crises d’épilepsie plus ou moins violentes qui se manifestent de manière irrégulière.

    Il a été scolarisé partiellement les premières années de maternelle et bénéficiait d’un suivi en Centre d’Action Médico-Sociale Précoce (CAMSP).

    Je n’ai que très peu d’informations concernant son histoire familiale. Mais, de manière informelle, lors des échanges avec ses parents à l’occasion de leurs visites à la MAS, j’apprends qu’avant d’être pris en charge en internat spécialisé à l’âge de 5 ans, Antoine vivait avec eux. Tous deux évoquent avec facilité son enfance. Les bons comme les mauvais souvenirs : les voyages, les circonstances et les conséquences d’un accouchement au forceps, leur vie au Qatar…

    Séparés, ses parents ne vivent plus ensemble et ne souhaitent pas se croiser à la MAS. Antoine reçoit donc alternativement et régulièrement des visites de son père ou de sa mère ; pour celles de sa mère qui vit en province, elles sont organisées sous forme de petits séjours. Son père, tuteur de son fils, s’organise pour le voir lorsqu’il est de passage en Région Parisienne, puisque vivant également en province.

    Au quotidien, nous avons observé qu’Antoine peut montrer une grande sensibilité à ce qui le touche sur le plan émotionnel. Tant de questions nous ont traversé l’esprit pour tenter de comprendre son comportement dans l’optique d’y mettre du sens : comment ressent-il l’éloignement parental ? Que perçoit-il des tensions entre ses parents ? Comment Antoine aurait-il pu vivre la séparation de ses parents ? ses précédentes séparations (école maternelle, internats spécialisés, changement de vie) ? En équipe pluridisciplinaire, nous nous sommes demandés si ses crises d’épilepsie pouvaient être une traduction de ses émotions. En effet, il n’est pas rare qu’une crise se manifeste par exemple, après que l’un des parents nous rend témoins de leurs griefs envers l’autre en présence d’Antoine. Ou encore, après la présence pendant plusieurs jours de sa mère, Antoine peut également faire des crises violentes. Dans son fauteuil roulant ou installé dans un pouf de confort, il s’agite alors, fait des convulsions qui peuvent être impressionnantes, perd parfois connaissance. Dans ces moments-là, notre présence est indispensable afin de gérer au mieux la situation, de le rassurer quand il revient à lui, en verbalisant ce qui vient de se passer.

    « Quelle que soit la famille (…), elle est primo, incontournable au plan affectif (elle est présente dans la vie et la tête de l’enfant et de l’adolescent) et, secundo, elle possède des compétences et un système de valeurs qu’il faut utiliser pour faire de la famille un co-acteur éducatif. »[29]

    La psychologue propose que je me joigne à elle pour envisager un travail avec Antoine et sa mère dans un premier temps. Elle n’occulte pas le fait d’amorcer un travail avec le père également.

    Elle reçoit donc Antoine dans son bureau pour lui faire part de la proposition. Je l’accompagne. Sont évoqués avec lui, nos observations sur ses crises d’épilepsie, nos idées pour préparer les temps de séparation d’avec sa mère par une rencontre à la fin de ses passages pour faire le point. En effet, par ces crises, il semble nous exprimer notamment sa difficulté de séparation d’avec sa mère, après avoir partagé une relation étroite avec elle au cours de son séjour.

    « Ce « langage organique », comme l’exprime joliment Denis Vasse, « n’est organique que de n’être pas langage. »[30]

    J’ai pu repérer pendant l’entretien des signes de communication d’Antoine que la mère a pu nous transmettre : clignement d’yeux, petits sursauts.

    Durant cet échange à trois, la psychologue et moi-même avons été agréablement surprises de ses réactions qui nous semblaient à propos et de l’intérêt qu’Antoine a pu porter au sujet. Il se redressait sur son fauteuil, relevait sa tête comme s’il était ouvert à cette idée.

    La proposition a été adressée à sa mère qui est partie prenante de ce projet.

    4ème PARTIE : DES PROJETS À L’ÉPREUVE DE LA RENCONTRE ENTRE PROFESSIONNELS ET FAMILLES

    Selon la déclaration universelle des droits de l’homme, « la famille est l’élément naturel et fondamental de la société. »[31] Au sein de sa famille, l’enfant apprend les règles essentielles de la vie en groupe. Il va également construire son caractère et sa personnalité. Cela revient à dire que : « l’Autre préexiste à l’éducateur. Avant que de naître à la relation, il est au sein d’une famille. »[32]

    Concernant l’usager accueilli en institution, la famille reste le premier espace de socialisation. En effet, la personne handicapée passe les premières années de sa vie au sein de sa famille. Ensuite, elle partage son temps entre les structures spécialisées et le milieu familial. Mais elle fait partie de sa famille par naissance alors qu’elle fait partie de l’institution parce qu’elle présente une déficience.

    Nous avons vu comment les familles nous interpellent de façon directe ou indirecte sur la dimension du lien. Dans cette partie, je vais aborder l’importance de se saisir des outils institutionnels mis à disposition de l’éducateur pour créer ou maintenir ce lien avec elles.

    Jusqu’où l’éducateur peut-il insister dans la rencontre avec les parents pour le bien-être de leur proche ?

    Je vais ici aborder des projets intégrant la dimension familiale, l’un individuel, l’autre collectif, conçus délibérément pour anticiper et créer une co-construction.

    Pour permettre le contact avec les familles, l’éducateur doit être créatif et force de propositions. Notre capacité à observer finement les situations et à faire en équipe éducative des suggestions est primordiale. Cela se traduit par une écoute du résident et de sa famille, une recherche constante de solutions auprès de l’équipe pluridisciplinaire mais aussi en dehors de l’institution.

    C’est en cela que les projets collectifs ou individuels sont de véritables outils qui nous conduisent à essayer de systématiser, de formaliser nos actions. Ils se font ainsi l’écho des avancées ou limites de notre travail éducatif avec le groupe ou avec un résident.

    1. Projet Personnalisé « Jasmine »

    La mission du pôle éducatif est de faire en sorte de rendre et/ou maintenir le résident en tant qu’acteur de son quotidien, en relation avec la notion de projet personnalisé. La loi du 2 Janvier 2002 rappelle que le respect des droits et besoins des usagers est au cœur des préoccupations des institutions spécialisées. L’effort et notre travail d’accompagnement quotidien doivent donc être axés sur des moyens favorisant leur socialisation et leur insertion dans la vie sociale ; ce qui implique la recherche et la mise en place d’activités permettant de tisser du lien social en dehors de la MAS.

    Diagnostic socio-éducatif :

    J’accompagne au quotidien Jasmine, accueillie à la MAS, en internat depuis Mars 2011.

    Elle est polyhandicapée et est aujourd’hui âgée de 27 ans.

    Avant son arrivée dans la structure, elle a été prise en charge par le Service de Soins d’Aide à Domicile (SSAD), puis l’Etablissement pour Enfants Polyhandicapés (EEP) de l’Association.

    Jasmine est issue d’une fratrie de 7 enfants. Elle est le 2ème enfant de la famille. Née au Maroc, Jasmine accompagnée de sa mère, de ses sœurs et frère, a quitté le pays natal pour rejoindre le père en Région Parisienne, dans le cadre d’un rapprochement familial, en 2003.

    Jasmine se présente comme une jeune femme discrète. Elle a pleinement sa place au sein de l’unité de vie, parmi les 10 autres résidents qui vivent ensemble.

    C’est une personne dépendante qu’il faut accompagner sur tous les actes de la vie quotidienne (repas, toilette, changes, etc). Elle sait se montrer très patiente et ne manifeste pas forcément de signe d’agacement ou d’énervement lorsque nous tardons à nous occuper d’elle.

    Elle communique principalement avec des mimiques, des vocalises et des mouvements du corps. Bien que Jasmine soit réceptive à autrui, elle reste une personne qu’il faut solliciter et veiller à aller régulièrement vers elle.

    Les après-midis, selon les souhaits de sa famille, elle dispose d’un temps calme dans sa chambre pour se reposer. Au quotidien, le caractère discret et effacé de Jasmine, ses temps de « mises à l’écart » les après-midis, le fait que son accompagnement puisse être difficile (Jasmine, salivant beaucoup, faisant de grands gestes gracieux avec ses bras) me laissent penser qu’une certaine forme de mise à distance pourrait s »installer entre la résidente et nous. Je remarque que Jasmine est peu investie, en comparaison avec d’autres résidents de l’unité de vie, dont les plannings d’activités et de prise en charge individuelle sont surchargés.

    Jasmine part de manière irrégulière en famille. Ces séjours (en général d’une semaine environ) auprès des membres de sa famille semblent être salutaires pour elle. En effet, à chaque retour sur l’institution, la transition est compliquée pour Jasmine. Avec une moue réprobatrice, elle nous le signifie en refusant systématiquement de manger son premier repas à la MAS.

    Pourtant, peu de communication et peu d’informations sur son comportement, sur ce qu’elle vit à la maison ou sur la relation qu’elle entretient avec ses parents et ses sœurs nous sont transmises. Ces derniers lui rendent également visite, de temps en temps, sur l’unité de vie. A cette occasion, je remarque qu’une certaine forme de solidarité familiale autour d’elle se met en place. Ses sœurs par exemple se relaient, s’investissent beaucoup dans son accompagnement et s’attachent à ce qu’elle ne manque de rien (vêtements, produits d’hygiène…).

    De plus, elles font l’intermédiaire entre l’équipe et les parents qui semblent peu parler et comprendre le français.

    J’ai d’ailleurs pu assister à un entretien entre la mère, une des sœurs et l’ergothérapeute de l’Association, à l’occasion du renouvellement de l’appareillage de Jasmine. J’ai pu constater que les relations et le contact étaient difficiles à établir. Serait-ce dû au barrage linguistique ? À une incompréhension ou une méconnaissance du fonctionnement institutionnel ? Peut-être également, à un peu de méfiance vis-à-vis de l’institution ?

    A ma connaissance, très peu d’entretiens avec la famille ont été organisés à la MAS.

    Quelle place avons-nous ont accordé à la famille ? Quelle place la famille a-t-elle dans l’Association ? Comment l’associer davantage dans le travail d’accompagnement de leur fille ?

    Questionnements et Problématique :

    De manière informelle, j’apprends par la directrice du SSAD que Jasmine a une petite sœur (suivie, à l’époque, par l’équipe du SSAD) et un petit frère. Tous les deux sont polyhandicapés et accueillis à l’EEP en internat. A l’occasion d’un colloque interinstitutionnel à Paris, nous partageons le temps d’un trajet en RER des informations concernant la situation de la famille de Jasmine. La directrice du SSAD me montre à travers la baie vitrée du RER, la résidence où vit la famille de la jeune femme (résidence située dans une commune rurale peu urbanisée, à plusieurs kilomètres de la MAS). Elle m’explique alors que les parents et les sœurs ne peuvent accueillir simultanément les 3 enfants polyhandicapés et les voir ensemble, faute de place dans l’appartement. En effet, ces derniers disposent chacun d’un fauteuil roulant imposant.

    Par la suite, à l’occasion de la fête annuelle sportive, rassemblant l’ensemble des usagers et des personnels des structures de l’Association, la directrice du SSAD me présente alors le frère et la sœur de Jasmine.

    Je travaille au sein de la MAS depuis 3 ans et je m’étonne que l’axe de travail avec la fratrie et la famille soit très peu pris en compte dans le projet individualisé de Jasmine. Je regrette d’avoir moi-même occulté cet aspect. Pourtant les photos de familles placardées sur le mur de sa chambre, signes évidents des attaches familiales auraient dû éveiller mon attention !

    Qu’avons-nous mis en place pour amener la famille à s’impliquer dans la vie de leurs enfants au sein des institutions ? Comment préserver les liens familiaux malgré les placements de Jasmine et de ses deux autres frère et sœur ?

    En quoi la dynamique d’un travail en réseau avec des professionnels des différents établissements de l’Association permet-elle de favoriser le maintien des liens familiaux et fraternels ?

    Les objectifs du projet :

    • Faire se rencontrer une fratrie placée au sein de différentes structures de la même Association ; l’objectif étant de donner la possibilité d’avoir d’autres perspectives et occasions de retrouvailles familiales au niveau de l’institution pour le résident acteur de son projet de vie.

    Déroulement du projet :

    Le travail d’accompagnement avec Jasmine sur la recherche de différentes modalités de rencontres entre la résidente et ses proches m’a semblé intéressant. Il m’a paru nécessaire d’échanger avec l’équipe sur l’unité de vie et également en réunion d’équipe avec la Direction. Cela m’a d’ailleurs permis de recueillir des informations auprès d’autres professionnels étant intervenus dans la situation de la famille de Jasmine (médecin, cadre de santé, professionnels ayant travaillé à l’EEP).

    Au vu de ces éléments, j’ai le projet de tenter de multiplier avec le concours des collègues de la MAS et l’équipe éducative de l’EEP, les occasions de rencontres pour Jasmine (anniversaire, goûters, sorties, balnéothérapie…) avec le frère et la sœur placés à l’EEP, avec l’idée d’y associer la famille. Nous organisons donc en équipe une première rencontre à la MAS à l’occasion de son anniversaire. Pour cela, je contacte le professionnel référent de son frère à l’EEP (la petite sœur étant absente). Il perçoit l’invitation favorablement. J’appelle également la famille qui, bien que ne pouvant se joindre à la fête est ravie de la démarche et tient à y participer en apportant des préparations culinaires.

    Le jour de l’anniversaire de Jasmine, la fête bat son plein à la MAS : Un dépaysement assuré sur fond de musique orientale, une ambiance festive accompagnée des rires et vocalises des résidents, des battements de mains ponctués au rythme des percussions, des « Joyeux anniversaire » lancés à tue-tête par des professionnels. La quiétude et la certaine forme d’inertie des résidents de l’unité de vie où j’interviens quotidiennement s’en trouvent troublées.

    Nous sommes surpris par l’attitude de Jasmine. Elle, qui habituellement est plutôt discrète, s’agite frénétiquement sur son fauteuil roulant et vocalise gaiement comme si elle voulait chanter. Elle est placée à la table d’honneur, à côté de son petit frère. J’ai l’impression qu’elle saisit cet instant pas tout à fait ordinaire.  Frère et sœur adoptent les mêmes mimiques, la même gestuelle, les mêmes stéréotypies. Leurs chevelures brunes, bouclées et coupées court encadrent leurs visages juvéniles dont les yeux marrons et effilés ressortent. L’air de famille est une évidence tant ils se ressemblent à s’y méprendre.

    Je saisis la portée de notre travail d’accompagnement auprès des personnes polyhandicapées quand Mathieu, enthousiaste par cette invitation, me dit : « C’est fou qu’on n’arrive pas à organiser des occasions de sorties pour cette fratrie alors qu’ils vivent à 4 minutes et 30 secondes, à vol de voiture, l’un de l’autre ! je t’assure, j’ai chronométré ! »

    Quelques mois plus tard, je reprends contact avec les professionnels de l’EEP pour mettre en place une rencontre entre les sœurs et frère autour d’une collation. Les échanges téléphoniques nous permettent de mettre en avant l’intérêt d’une réciprocité dans nos actions ; l’idée étant que chacun des sœurs et frère puissent recevoir dans leur lieu de vie respectif. Pour la collation, Jasmine est, du coup, invitée à l’EEP. Une salle sera dédiée pour la fratrie afin qu’ils puissent profiter de ce moment. Cela est de nouveau perçu favorablement par la famille même si pour le moment, personne n’a pu se rendre disponible pour partager ces temps conviviaux.

    Il a fallu un temps d’adaptation pour Jasmine qui ne reconnaissait pas les lieux. Les référents du frère et de la sœur de Jasmine et moi-même partageons nos observations sur leurs comportements et possibles émotions. La rencontre fut agréable et empreinte de tendre complicité entre les jeunes polyhandicapés, chacun se cherchant du regard. La connivence était palpable dès lors qu’ils adoptaient, en vocalisant gaiement à l’unisson, les mêmes gestuelles et stéréotypies.

    François HEBERT défend l’idée qu’un projet d’accompagnement pour la personne représente l’ensemble des pistes (médiations, moments du quotidien, mais aussi attitudes de notre part) pouvant permettre à l’autre de s’ouvrir, d’échanger plus sereinement. Or, plus une personne est dépendante (dans l’incapacité d’énoncer un projet propre), plus nous devons veiller à ce qu’elle nous guide par ses réponses (y compris non verbales) à nos propositions. Ainsi, son projet (propositions d’activité, sorties, attitudes…) vise mieux connaître la personne pour aller vers un projet personnalisé plus authentique.

    Évaluation et perspectives : des opportunités de rencontres qui mettent sur la piste d’un projet personnalisé :

    La dynamique d’un travail en réseau dépend de l’implication des professionnels concernés par l’action ou le projet. Ainsi, au terme de l’expérience des deux rencontres, l’action concrète de ce travail a été partiellement mise en place.  Après l’organisation des premières rencontres de la fratrie, je me suis rendue compte que tenir une cadence régulière des actions reste compliqué.

    Ce travail en commun et en réseau a trouvé ses limites dans l’organisation et la recherche de créneaux pour planifier des temps de rencontres, ainsi que dans la mobilisation de propositions et d’accords plus ou moins souples et formels avec les équipes éducatives de l’EEP.

    Pour autant, les échanges avec les professionnels de l’EEP ont été fructueux et nous ont placés dans une dynamique de travail intéressante où nous nous sommes exprimés sur les apports de ces actions et l’identification des besoins au sein d’une fratrie pour tenter d’y répondre au mieux.

    Au sein de la MAS, une réflexion est en cours pour l’aménagement d’une salle des familles. Cela permettrait aux résidents de recevoir de manière plus privée leurs proches.

    L’ensemble des éléments ont été transmis en réunion de synthèse et post synthèse avec la famille lors du projet personnalisé de Jasmine. Il s’agit donc d’une piste d’action, intégrée depuis dans son projet personnalisé. La dimension « famille » est maintenant partie intégrante de notre travail éducatif. Ce travail en cours d’élaboration, amènera donc à la poursuite d’une collaboration en réseau entre les deux établissements de l’Association avec des propositions de rencontres familiales (fratrie, proches, parents) régulières proposées par les équipes éducatives.

    Suite à la réunion du projet personnalisé de Jasmine, la famille a pu retrouver, par exemple, lors d’un vernissage et d’une exposition de tableaux de personnes polyhandicapés et d’habitants, à la MAS, les deux sœurs. Les relations entre ces dernières paraissaient plus spontanées ; elles cherchaient le contact tactile pour notre plus grand plaisir, famille et professionnels.

    • Projet collectif : « Un dimanche en famille »

    Constats et diagnostic socio-éducatif :

    Les week-ends à la MAS sont des jours où le temps paraît suspendu. Il y règne une ambiance plus détendue. Le rythme effréné dans la semaine prend soudainement un air plus tranquille et ralenti. Les résidents qui n’ont pas la possibilité de partir en famille les week-ends et les professionnels, comme livrés à eux-mêmes, prennent le temps de se poser. Il n’est pas rare que certains proches profitent de ces temps-là pour rendre visite à leur enfant sur leur lieu de vie.

    C’est donc à l’occasion d’un de ces week-ends, un dimanche matin, que je me laisse aller au dévoilement de mes pensées et mes remarques auprès de mes collègues AMP : la semaine précédant ce week-end, j’ai été surprise de constater que j’ai dû présenter l’une à l’autre, deux mères de familles venues sur l’unité. L’une pour rendre visite à sa fille, l’autre pour participer à l’activité de balnéothérapie avec son fils. Elles faisaient connaissance pour la première fois alors que leur enfant respectif vit sur la même unité depuis de nombreuses années !

    J’en suis arrivée à la réflexion suivante : de manière générale, les familles ont la possibilité de rendre visite aux résidents selon leurs disponibilités. Mais tout comme le rythme effréné à la MAS, les familles courent après le temps, finissent par se croiser et ne se voient pas forcément.

    Les objectifs du projet :

    • Favoriser les échanges familles, résidents, professionnels
    • Créer des relations de confiance pour mieux aborder les problèmes
    • Considérer les familles comme des interlocutrices à part entière, détentrices de liens et d’une histoire essentiels et privilégiés pour les résidents
    • Travailler en cohérence et maintenir les liens en faveur du bien-être et du confort des résidents

    Conception et déroulement du projet :

    C’est ainsi que m’est venue l’idée de proposer une invitation aux familles autour d’un repas pendant un week-end, avec la ferme intention de faire participer les résidents à cette proposition.

    La mise en avant auprès de la direction de l’établissement, de la nécessité de reconnaitre la culture et la place des familles pour l’intérêt et le mieux-être du résident, était pour moi, une étape incontournable pour valider ce projet collectif.

    Ce moment festif paraît possible dès lors que la frontière entre les mondes de l’institution et de la famille devient moins hermétique.

     Pourtant, « Famille et institution sont deux groupes, deux instances ayant leur territoire propre. Nos façons de faire quotidiennes avec l’enfant sont en contradiction avec celles de la famille où on mange autrement, s’habille autrement, etc. Chaque famille a ses traditions internes, ses petits rituels, des façons autres que les nôtres (…) de gérer le linge, la toilette, la nourriture, le coucher, l’argent de poches, les loisirs, des façons autres de fêter les anniversaires, d’exprimer son autorité etc. : ce qu’on peut nommer « culture familiale », tandis que nous avons, nous, une « culture institutionnelle » propre. »[33]  Il s’agit d’une tentative de « mettre en scène la rencontre sur un terrain favorable, à tout le moins sécurisant pour tout le monde. Ce sont bien des occasions de plaisir partagé qui peuvent relativiser une histoire difficile et favoriser la distanciation nécessaire. »[34]

    Avec mon côté idéaliste, des termes comme rencontre conviviale, solidarité entre parents, échanges entre professionnels et familles me viennent à l’esprit.

    « La fête (…) est également un temps fort de socialisation, une expérience collective où tous, handicapés et « normaux » partagent la même appartenance à une communauté. »[35]

    En réunion, en présence de l’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire et de la direction, le projet est présenté. Certains collègues adhèrent au projet. D’autres, plus sceptiques, me font comprendre qu’ils attendent de voir les réactions des familles et les résultats. Probablement, par réticence et par peur d’être jugés sur leur travail.

    Nous validons le projet, après débat sur les temps où les familles seraient le plus disponibles : le mercredi après-midi ? le samedi ? le dimanche ? Nous convenons d’une date en fonction des plannings des professionnels concernés par le projet, du ratio professionnel/résident notamment les week-ends. C’est décidé, nous arrêtons le dimanche 3 avril.

    De manière discontinue, nous organisons les après-midis sur l’unité de vie, avec les résidents un atelier carterie pour confectionner les cartons d’invitations aux familles. Selon leurs possibilités, ces derniers participent à la création de ces cartons (collage, paillettes, gommettes…) mais pour la plupart d’entre eux, l’atelier se résume à nous observer. Tous rassemblés autour d’une table, cela nous donne l’occasion d’évoquer avec eux, leurs familles, la fête à venir et l’organisation des préparatifs. Sur les invitations, nous insistons sur l’aspect convivial de la chose.

    Agathe, la trentaine, dont le polyhandicap la rend moins active et plus spastique, m’assiste pour le mailing et l’envoie par courrier des invitations. Installée dans son fauteuil roulant, je l’emmène au secrétariat de la MAS pour accomplir sa tâche administrative. Le sourire vissé aux lèvres, elle tient fièrement, serrée contre sa poitrine la dizaine de cartes ; comme si de la mission qui lui a été confiée dépendait la réussite de la fête.

    « Les préparatifs de ces fêtes (décoration, préparation culinaire, (…), invitations) déploient dans l’institution toutes sortes d’activités où l’on partage, entre résidents et personnels, la même émotion d’un prochain plaisir à vivre ensemble. »[36]

    Le jour J, il y a comme une effervescence sur l’unité, rangée et astiquée comme jamais. Lorsque j’arrive en fin de matinée, une partie des résidents déjà prêts sont sur leur 31. J’ai l’impression qu’ils sentent que quelque chose se trame. Nous avons également joué le jeu et sommes tous élégamment vêtus. Nous avons en quelque sorte construit « une scène pour se rencontrer. »[37]

    Mélanie, 35 ans, seule résidente marchante de l’unité, est toute excitée et s’impatiente de voir arriver les familles et surtout son père.

    Les professionnels et moi-même, nous nous attelons aux derniers préparatifs afin que tout soit prêt avant l’arrivée des parents : fin de préparation des plats, décoration de l’unité, préparation de la salle à manger et du coin « apéro et café », décoration des tables…

    Et puis, les premiers parents, qui ont répondu majoritairement, commencent à arriver. Endimanchés et visiblement ravis d’avoir été invités. Certains parents offrent des bouquets de fleurs, histoire d’étoffer et égayer l’unité de vie. Mme V. me précisera d’ailleurs que ses mimosas ont été fraichement coupés le matin même de son jardin. D’autres parents apportent des boissons et des pâtisseries.

    Personne ne les obligeait à apporter quelque chose. J’imagine que cette petite attention est une manière de remercier professionnels et résidents pour le mal que nous nous sommes donnés pour les recevoir. Au-delà de la rencontre, il s’agit également de tenter de créer de la réciprocité dans l’échange avec les familles.

    Ce rite est ancestral, Marcel MAUSS, dans « L’essai sur le don », précise que : « Le don est fondateur de l’échange, il le permet. »[38]

    Mr L., avec sa femme a quitté très tôt le matin la Bretagne. Mr L. me fait savoir qu’ils n’étaient pas censés venir. Mais, pour saluer cette première sur l’unité, ils ont fait l’effort d’être présents, pour le plus grand bien de leur fils qui manifeste une sérénité surprenante, sans crise d’épilepsie.

    Après l’apéro de bienvenu, vient le temps du repas. Stratégiquement, chaque professionnel se disperse et s’attable auprès d’une famille.

    Je m’installe donc à une table en compagnie de Mr et Mme B. et leur fille. D’habitude, Mr et Mme B. ont plutôt des reproches véhéments à nous faire sur les moindres aspects de l’accompagnement de leur fille. Aujourd’hui, ils ont enterré « la hache de guerre ». Très détendus, ils évoquent l’enfance heureuse de leur fille ainsi que les comptines qui l’ont tendrement bercées. Nous en chantonnons quelques-unes doucement, pour le plus grand plaisir d’Agathe qui mange du coup avec appétit.

    Au regard des comportements expressifs d’Agathe et du fils de Mr et Mme L., qui pourtant tout deux ne parlent pas, j’ai la conviction que « l’être humain est avant tout un être de langage. Ce langage exprime son désir inextinguible de rencontrer un autre, semblable ou différent de lui, et d’établir avec cet autre une communication. »[39] A leur façon, ils nous expriment leur satisfaction et leur plaisir de partager tous ensemble une expérience commune.

    « Si on regarde de plus près, l’impact de la qualité de notre rencontre avec la famille est palpable chez l’enfant lui-même. (…) On ne saurait mieux souligner l’importance pour l’enfant lui-même de la collaboration parent/éducateur, et ce sur le terrain même des « petits actes » quotidiens où nous sommes de facto en rivalité avec le parent. Cet exemple est d’autant plus parlant que les « enfants » en question sont des adultes, « arriérés profonds », « débiles », très « régressés » dont on pourrait penser qu’ils sont loin de percevoir ces enjeux ! »[40]

    L’après-midi s’achève autour d’un café/thé et de quelques douceurs orientales, dignes des plus grands pâtissiers, confectionnées avec soin par la mère de Jasmine, Mme E.. A mon grand étonnement ! Je n’aurais pas misé sur sa venue. En effet, quelques jours auparavant, Mme E. faisait sit-in dans le bureau de la directrice. Elle déplorait le manque d’attention et de vigilance à l’égard de sa fille, de la part de certains professionnels. Pourtant, Mme E. est là, à débattre à bâtons rompus avec un autre parent sur la bonne qualité des conditions de prise en charge des personnes polyhandicapées en France en comparaison avec le Maroc, son pays d’origine.

    La journée s’achève avec de la satisfaction tant du côté de l’équipe éducative que du côté des familles. On se promet de réitérer l’expérience. Mr B. me lance à la cantonade : « Ce repas, c’était une très bonne idée ! A charge de revanche, la prochaine fois, c’est nous qui apporterons les plats ! »

    Selon Marcel MAUSS, « Le don fonde l’échange à condition que soit respectée une triple obligation : faire un cadeau à l’autre, accepter de recevoir un cadeau de l’autre, rendre le cadeau qui vous a été fait. Le don introduit et l’obligation et la réciprocité ; un don ne se refuse pas, il faut le « rendre ». »[41]

    Évaluation du projet :

    En analysant la situation, nous regrettons l’absence des familles de 4 résidents pour lesquels il a fallu porter une attention plus particulière lors de leur accompagnement au repas.

    Tout au long de la journée, nous les avons entourés et veillés à verbaliser cette situation différente pour eux par rapport aux résidents qui se retrouvaient avec leur famille. Les résidents n’ont pas semblé manifester d’émotion particulière relative à l’absence de leurs proches.

    Mais, avec le recul, il aurait fallu penser à travailler la participation de ces familles qui même à distance aurait été évoquée durant la journée avec les résidents afin qu’il ne se sentent pas lésés (par exemple par téléphone).

    A l’issue de cette journée, je me rends compte que la dynamique dans laquelle m’a placée ce projet me laisse imaginer d’autres pistes pour pérenniser l’action. Je pense par exemple à proposer des « repas à thèmes », ou « cuisines du monde », moyen de reconnaitre la culture des résidents et faisant ainsi participer les familles à la préparation.

    Le père de Mélanie est le dernier à partir. Sur le pas de la porte de l’unité, il se retourne et nous dit : « Merci, cela fait bien longtemps que nous ne nous étions pas retrouvés comme ça !

    • « S’outiller pour maintenir le lien »

    En écho à ce projet, j’ai pu expérimenter dans un autre cadre que la MAS la convivialité comme moyen à la disposition de l’éducateur pour travailler avec parents. L’exemple que je propose fait donc référence aux rencontres de fin d’année avec les familles pouvant encourager les échanges dans un cadre convivial.

    A chaque fin d’année, l’hôpital de jour où j’ai effectué mon stage organise une rencontre avec les parents. C’est l’occasion de montrer les réalisations des enfants. Toutes les familles y sont invitées. Ces moments sont propices à la conversation. J’ai pu remarquer l’attitude détendue des parents, de l’équipe pluridisciplinaire et des enfants eux-mêmes.

    Nabil, un adolescent de 14 ans, présente des troubles envahissants du développement et une surdité. Au quotidien, il a tendance à se mettre à l’écart du groupe d’enfants. Son comportement est variable : tantôt il manifeste une nonchalance voire une démobilisation pour les activités (par exemple l’activité apprentissage LSF[42]), tantôt il se montre participatif et peut être un élément moteur pour des activités extérieures comme l’équithérapie par exemple.

    Le médecin de l’établissement déplore les rendez-vous fixés régulièrement, mais « oubliés » par les parents, rendant le travail pour évoquer l’évolution de la prise en charge de Nabil avec eux, impossible. L’équipe éducative fait le même constat : toute tentative de collaboration avec eux, via le cahier de liaison ou par téléphone, pour préparer un travail d’orientation notamment, est vaine. Pourtant, lorsque nous associons l’adolescent au travail de décoration des différents espaces pour la rencontre de fin d’année, que nous lui expliquons que ce sont les espaces que les parents visiteront, Nabil faire preuve d’investissement pour la préparation de l’évènement. Il est surprenant de le voir s’appliquer et prendre autant de précaution à découper des photos pour le montage d’un mobile.

    Le jour de la rencontre, son attitude est exemplaire. Manifestement ravi de venir avec ses parents, il est content, rit, sautille, court un peu partout dans l’établissement. A la fin de la projection d’un petit diaporama retraçant les activités et les moments vécus avec les enfants pendant l’année écoulée, Nabil se lève, se met face au « public » de parents, d’enfants et de professionnels, redresse la tête fièrement comme s’il allait prononcer un discours, puis se remet à courir.

    Son éducatrice référente saisit l’occasion pour aller à la rencontre de ses parents. Elle tente ainsi de recréer le lien désinvesti. J’assiste aux échanges sur le quotidien vécu par l’adolescent à l’hôpital de jour et au foyer familial qui sont fructueux et riches d’informations. Nous comprenons que Nabil reproduit à la maison les apprentissages effectués à l’hôpital (technique de découpage des photos par exemple).

    Son éducatrice me dira à la fin de cet échange : « Ces moments-là valent mieux que 10 entretiens derrière un bureau ! »

    CONCLUSION

    Le thème de ce mémoire résulte du fruit de mes années de formation, de ma démarche réflexive sur les accompagnements éducatifs quotidiens auprès d’un public en grande dépendance. Mes expériences en MAS et en hôpital de jour m’ont amené à m’interroger sur les relations que pouvaient entretenir un éducateur avec les familles des personnes en situation de handicap.

    En effet, nous positionnons dans l’intérêt de ces personnes. Mais pour une vision plus globale de la situation, pour une meilleure compréhension du résident dont les entraves à la communication peuvent être importantes, il me semble essentiel de prendre considération les différentes dimensions de sa vie : histoire personnelle, contexte familial, culturel… Accompagner un résident, c’est donc accompagner une histoire.

    Pourtant, certaines institutions font le choix que les équipes éducatives rencontrent peu les familles pour éviter un enjeu de rivalité plus ou moins conscient, pour éviter un jugement dans leur travail… Il peut paraître alors plus simple pour l’institution de mettre à distance les familles.

    Les différentes situations rencontrées m’ont amené à questionner mon positionnement professionnel mais aussi à prendre en compte le positionnement des différents professionnels : tout le monde n’est pas prêt à travailler avec les familles.

    Nous avons pu voir que la collaboration que nous engageons avec les familles peut être fragile.  Elle nous oblige à un effort intellectuel supplémentaire, à inventer des solutions créatives, à trouver des moments de partage apaisé, à prendre des risques, à s’impliquer dans une rencontre authentique. En m’appuyant sur des connaissances théoriques, des savoir-faire et des savoir-être, j’ai pu mesurer combien les échanges entre professionnels et familles peuvent ne pas être évidents. En comprenant les enjeux réels et symboliques des familles impliquées dans la relations avec leur proche, l’éducateur est plus en mesure d’avoir une attitude empathique.

    Les personnes polyhandicapées ont cette vertu de nous amener à nous interroger sur nos pratiques professionnelles. L’engagement de l’institution, l’implication de l’équipe par ses observations fines, par sa recherche de propositions, par sa créativité participent à la construction d’un lien de confiance avec les parents pour faire émerger des idées, qui avec le temps aboutissent à des solutions. Nous apprenons des familles, des personnes lourdement handicapées, des rencontres plus ou moins réussies avec eux, des souffrances, des tensions, et des difficultés plus ou moins partagées. 

    L’élaboration de ce mémoire sur le travail de collaboration avec les familles en vue d’un accompagnement singulier pour la personne polyhandicapée a été riche pour moi. En effet, les relations professionnels/familles et les échanges réguliers m’ont semblé intéressants pour soutenir les projets personnalisés, et apporter une autre dimension au travail éducatif. Le fait de me pencher sur un tel sujet m’a permis d’aborder les parents avec un certain regard renouvelé.

    Ma réflexion sur le handicap, la difficulté des familles à accepter le handicap de leur proche et de façon plus générale sur le lien, m’encourage à penser le travail avec les familles de façon plus constructive et formalisée. Ma réflexion est partie de mon questionnement sur le comportement des parents qui me surprenait. Certaines questions demeurent mais j’ai une meilleure compréhension de ce qu’ils peuvent vivre. L’élaboration d’un lien reste essentielle et j’en vois plus que jamais la nécessité. 

    Enfin, pour moi, la problématique de la collaboration avec les familles se pose dès lors qu’une personne est placée en institution, qu’il s’agisse d’un enfant en école, en hôpital de jour, d’un résident en MAS ou encore d’un jeune en Maison d’Enfants à Caractère Social[43]. J’ai d’ailleurs à vous proposer un dernier exemple qui a eu lieu lors de mon expérience professionnelle en MECS.

    Un jeune placé en MECS pendant 4 ans a toujours honoré les objectifs de ses contrats (ordonnance de placement provisoire puis contrat jeune majeur). Avec un père qu’il ne connait pas et une mère toxicomane, il tente d’évoluer malgré une problématique familiale complexe et peu soutenante. Il suit sa scolarité de manière exemplaire. La MECS propose un dispositif d’hébergement individualisé. Il vit donc en appartement et nous travaillons avec lui, l’apprentissage d’une vie autonome. De ce fait, le travail avec les familles ne fait pas partie des missions institutionnelles et du coup de nos missions éducatives. Et puis le décès de sa mère ramène les choses à l’essentiel. Sa famille maternelle se manifeste. Nous l’accompagnons dans ce moment difficile, l’encourageons à tisser des liens avec cette famille qu’il ne connait pas. Il nous dit s’y sentir bien. Il partage des moments précieux avec sa tante et ses cousins, où sont évoqués les souvenirs de sa mère. Ce jeune quittera la MECS en ayant trouvé une place dans sa famille.

    Cet exemple illustre combien nous aurions pu passer à côté de l’essentiel. Créer de liens entre l’institution et les familles des usagers au fil des années prend alors tout son sens dans le développement et l’épanouissement des personnes en difficultés.

    BIBLIOGRAPHIE

    • CHAVAROCHE Philippe, « Travailler en MAS », Editions Erès 2002, 199 pages
    • DEANA Carlo, GREINER Georges, « Parents-professionnels à l’épreuve de la rencontre », Editions Erès, 2009, 190 pages
    • DOLTO Françoise, « Tout est langage », Editions Gallimard 1994, 269 pages
    • EBERENTZ A., KINDERTUSTH M-TH., PAUMELLE S., PIREAULT M., SCHWARTZ Y., « Les oubliés de l’hôpital psychiatrique », Editions seuil, 1978, 224 pages
    • EJZENBERG Ermitas, « Les écrits professionnels dans le secteur social et médico-social », Editons Vuibert, 2012, 174 pages
    • ELIACHEFF Caroline, « A corps et à cris », Editions Odile Jacob, 2000, 200 pages
    • FUSTIER Paul, « Les corridors du quotidien », Editions Dunod, 2008, 163 pages
    • GABERAN Philippe, « Cent mots pour être éducateur », Editions Erès 2007, 158 pages
    • GAILLARD Jean-Paul, « L’éducateur spécialisé, l’enfant handicapé et sa famille », Editions ESF, 2012, 188 pages
    • HEBERT François, « Le tarot de l’éducateur », Editions Dunod, 2014, 151 pages
    • HEBERT François, « Chemins de l’éducatif », Editions Dunod, 2014, 468 pages
    • LOUBAT Jean-René, « Associer les parents », in « Parents et professionnels », T. 2, CREAI, Rhône-Alpes, 1992
    • MARPEAU Jacques, « Le processus éducatif », Editions Erès, 2000, 233 pages
    • KORFF-SAUSSE Simone, « Le miroir brisé », Editions Pluriel, 2010, 201 pages
    •  ZUCMAN Elisabeth, « Personnes handicapées, personnes valides », Editions Erès, 2012, 213 pages
    • ZUCMAN, Elisabeth, « Auprès de la personne handicapée », Editions Erès, 2011, 222 pages
    • Bulletin Officiel n°45 du 14 Décembre 1989, Annexes XXIV ter au décret n°89-798 du 27 Octobre 1989
    • Site internet : www.legifrance.gouv.fr Loi n°2002-2 du 2 Janvier 202 rénovant l’action sociale et médico-sociale

    ANNEXE

    LISTE DES SIGLES UTILISÉS

    AMP : Aide Médico Psychologique

    CAMSP : Centre d’Action Médico-Sociale Précoce

    CVS : Conseil de la Vie Sociale

    EEP : Établissement pour Enfants Polyhandicapés

    IMC : Infirmité Motrice Cérébrale

    LSF : Langue des Signes Française

    MAS : Maison d’Accueil Spécialisée

    SSAD : Service de Soins d’Aide à Domicile

    MECS : Maison d’Enfants à Caractère Social


    [1] A. EBERENTZ, KINDERTUSTH M-TH., PAUMELLE S., PIREAULT M., SCHWARTZ Y, Les oubliés de l’hôpital psychiatrique, Editions Seuil, 1978, p.168-9

    [2] MAS : Maison d’Accueil Spécialisée

    [3] Tous les prénoms dans ce mémoire ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des personnes

    [4] www.legifrance.gouv.fr Loi n°2002-2 du 2 Janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale

    [5] Elisabeth ZUCMAN, Auprès de la personne handicapée, Editions Erès, 2011, p. 174

    [6] Projet de l’Association

    [7] Projet d’établissement de la Maison d’Accueil Spécialisée

    [8] Jacques MARPEAU, Le processus éducatif, Editions Erès, 2000, p.30

    [9] Annexes XXIV ter au décret n°89-798 du 27 Octobre 1989, Bulletin Officiel n°45 du 14 Décembre 1989

    [10] Site internet : www.legifrance.gouv.fr Loi n°2002-2 du 2 Janvier 202 rénovant l’action sociale et médico-sociale, articles L.311-3, L.331-4

    [11] Philippe CHAVAROCHE, Travailler en MAS, Editions Erès, 2002, p.26

    [12] François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Editions Dunod, 2014 p.147

    [13] François HEBERT, Le tarot de l’éducateur, Editions Dunod, 2014, p. 78

    [14] Simone KORFF-SAUSSE, Miroir brisé, Editions Pluriel, 2010, p. 46

    [15] François HEBERT, Tarot de l’éducateur, Edition Dunod, 2014, p.17

    [16] François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Editions Dunod, 2014, p. 123

    [17] Ermitas EJZENBERG, Les écrits professionnels dans le secteur social et médico-social, Editons Vuibert, 2012, p. 161-2

    [18] François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Editions Dunod, 2014, p. 123

    [19] Simone KORFF-SAUSSE, Miroir brisé, Editions Pluriel, 2010, p.78

    [20] Carlo DEANA, Georges GREINER, Parents-professionnels à l’épreuve de la rencontre, Editions Erès, 2009,  p.11

    [21] Elisabeth ZUCMAN, Personnes handicapées, personnes valides, Editions Erès, 2012, p.48

    [22] François HEBERT, Le tarot de l’éducateur, Editions Dunod 2014, p. 62

    [23] François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Editions Dunod, 2014, p. 375

    [24] François HEBERT, Le tarot de l’éducateur, Editions Dunod, 2014, p. 62

    [25] François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Editions Dunod, 2014, p. 129

    [26]Carlo DEANA, Georges GREINER, Parents-professionnels à l’épreuve de la rencontre, Editions Erès, 2009, p.169

    [27]Jean-René LOUBAT, Associer les parents, in « Parents et professionnels », CREAI, 1992, p.8

    [28] François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Editions Dunod, 2014, p. 178-9

    [29]Jean-René LOUBAT, Associer les parents, in « Parents et professionnels », CREAI, 1992, p.8

    [30] Caroline ELIACHEFF, A corps et à cris », Editions Odile Jacob, 2000, p.23

    [31] Déclaration universelle des droits de l’Homme, 10 Déc. 1948, article 16

    [32] Philippe GABERAN, Cent mots pour être éducateur, Editions Erès, 2007, p.128

    [33] François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Editions Dunod, 2014, p. 126

    [34] François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Editions Dunod, 2014, p. 133

    [35] Philippe CHAVAROCHE, Travailler en M.A.S, EDITIONS Erès, 2002 p. 129

    [36] Philippe CHAVAROCHE, Travailler en M.A.S, Editions Erès, 2002, p. 130

    [37] François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Editions Dunod, 2014, p. 135

    [38] Paul FUSTIER, Les corridors du quotidien, Editions Dunod, 2008, p. 98

    [39] Françoise DOLTO, Tout est langage, Editions Gallimard, 1994, p. 8

    [40] François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Editions Dunod, 2014, p. 122

    [41] Paul FUSTIER, Les corridors du quotidien, Editions Dunod, 2008, p. 98

    [42]  Langue des Signes Française

    [43] MECS : Maison d’Enfants à Caractère Social

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