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Note de réflexion ME Chérif-Mimiague Jézabel

    ÊTRE ET RESTER SOI

     

    « Sois toi-même. Cherche ta propre voie. »

                    J.Korczak                       

                         DME 2011

                       

    Sommaire

    Introduction 

    I/   « Jouer à l’éducateur » ou premier pas… : Page 3

    II/  Détours, jeux et outils de médiation ou « la rencontre » : Page 5  

    III/  Quand l’émotion domine ou l’impossible « je » : Page 11

    IV/ L’objet de médiation ou  «  la rencontre au détour d’un couloir » : Page 14

    Conclusion

    Introduction :

    Je suis sur le terrain depuis bientôt deux années. Mes premiers pas en tant qu’élève monitrice-éducatrice se sont faits dans un foyer d’hébergement pour personnes handicapées mentales, pour se poursuivre par un stage de trois mois,     dans un Espace Solidarité Insertion (E.S.I) qui accueille des sans domicile fixe.

    Au cours de ces deux expériences très distinctes, j’ai rencontré deux publics dont les besoins, les demandes étaient évidemment très différentes. Souvent je me suis retrouvée en difficulté, et de petites victoires ont succédé à des échecs. A travers ces deux expériences professionnelles, j’ai souhaité aller à la rencontre de toutes ces personnes de façon la plus sincère possible. Certaines situations m’ont fragilisé, et je n’ai jamais cessé de me remettre en question.

    Comment un moniteur-éducateur peut-il rester professionnel quand il est déstabilisé émotionnellement ?

    Mon hypothèse est la suivante : si un moniteur-éducateur ose être lui-même, et trouve sa juste place, l’autre se sent en face d’une vraie personne. C’est-à-dire une personne qui ne « joue pas à l’éducateur » en copiant des attitudes qui ne sont pas les siennes, mais qui au contraire accepte l’idée d’être déstabilisé, impuissant ou émotionnellement touché ; alors seulement une vraie relation d’aide peu commencer.

    Reconnaître sa fragilité, accepter l’écho que peut produire en nous certaines situations, cela peut sembler périlleux, mais je crois que cette posture peut au contraire permettre à l’éducateur de trouver sa juste place de professionnel. Les outils de médiation, comme le jeu,  des activités ou des centres d’intérêt de la personnes m’ont servi de support dans des relations où je pouvais être facilement dominé par mes émotions. Cela m’a souvent permis de pouvoir cadrer une relation, afin de dépasser une crise ou un épisode difficile.

    Dans certaines situations que je décrirai plus bas , j’ai été dominée par mes émotions et, dans ces moment toutes mes réponses étaient faussées.

     Mais « Si je peux être affectivement conscient de mes propres sentiments et accepter, alors il y a beaucoup de chances pour que je puisse former une relation d’aide envers quelqu’un d’autre ». A travers cette phrase de Carl Rogers je comprend mieux le paradoxe que peut représenter le fait de rester soi-même, tout en ne se laissant pas submerger par ces émotions qui nous appartiennent.

    Parfois il nous arrive de nous enfermer dans un schéma de relation avec une personne, il semble que nous rejouions sans cesse la même scène, qui nous conduit inexorablement à l’échec. Or « Les partenaires étant interdépendants, l’éducateur ne peut attendre une transformation de l’autre qu’à travers une transformation de son propre rapport à l’autre. Il n’y a changement que si l’éducateur introduit de la mobilité dans les jeux d’assignation de places dont lui-même est objet et dont en réponse, il rend l’autre objet. Il doit être capable de changer de cadre de référence pour comprendre autrement la personne accompagnée, mais aussi pour comprendre ses propres rapport à son égard. »[1]

           I/   « Jouer à l’éducateur » ou premier pas…

    J’effectue ma formation de moniteur-éducateur en contrat de professionnalisation, dans un foyer d’hébergement accueillant des adultes handicapés mentaux. Cette structure propose un hébergement et une prise en charge éducative.

    Selon le projet institutionnel :  Le foyer accueille ces personnes dans un cadre sécurisant, leur offrant la possibilité pour certain de se responsabiliser et de garder un maximum d’autonomie quand cela est possible

    Nous accompagnons les résidents à la plupart des gestes de la vie quotidienne. Ce qui reste bien sûr variable suivant les personnes accueillies. Valérie, par exemple, une jeune femme autiste de quarante ans a besoin de nous du début jusqu’à la fin de sa toilette. Par contre, Isabelle, une femme déficiente intellectuelle de cinquante cinq ans gère très bien ces moments. Nous adaptons à chacun d’entre eux des activités qui doivent leur permettre de s’épanouir et de maintenir leurs acquis, au mieux.

    Le week-end, avec les résidents, nous organisons des sortie, cela leur permet d’être en contact avec des personnes extérieures et ainsi créer des liens sociaux.

    Cristelle a 30 ans, elle est trisomique et psychotique, elle vit au foyer d’hébergement depuis 10 ans environ. Dés mon arrivée elle m’est décrite comme « la petite terreur ».

    Elle a en effet caractère bien trempé et n’accepte aucune frustration ni opposition. Cristelle a beaucoup de difficultés dans tout ce qui concerne les transitions telles que le réveil, le coucher, les départs dans sa famille d’accueil ou les retours au foyer  d’hébergement. C’est également une comédienne née, qui nous joue de magnifiques scènes où elle passe du rire aux larmes. Cristelle nous montre plusieurs facettes de sa personnalité : la coléreuse et l’agressive, la pleureuse et la boudeuse, la joyeuse et la boute-en-train. Toutes ces attitudes sont poussées à l’extrême et elle peut passer de l’une à l’autre sans qu’aucun événement visible ne soit intervenu.  Ses colères sont terribles, cris, crachats et insultes s’entrechoquent et ne semblent jamais apaiser sa furie. A la fin, vidée, elle s’écroule, ressemblant alors à une petite fille épuisée par sa propre rage. Chaque éducateur aborde les crises de Cristelle de façon très différentes : certains pratiquent la négociation, d’autres la confrontation, d’autres encore feignent l’indifférence. Bien sûr, il arrive qu’un éducateur, dépassé, passe de l’une à l’autre des attitudes, et c’est bien ce que mon manque d’expérience m’a conduit à faire. La plupart des éducateurs sont présents depuis de nombreuses années et chacun a su adapter sa propre personnalité à celle de Cristelle lorsqu’elle est en crise. Dans un premier temps j’ai voulu « coller » à l’attitude de mes collègues. Ceci m’a mis dans une situation de conflit avec Christelle mais également avec moi-même, car pendant quelques temps j’ai été très hostile à son égard, préférant la fuite à une confrontation possible. J’avais donc, comme l’explique  Rogers établi, une distance entre moi et Cristelle par peur d’être confrontée à mes propres émotions et surtout  à mes faiblesses professionnelles.

    Ainsi les premiers jours de mon arrivée au foyer d’hébergement je m’employais soigneusement à éviter « la petite terreur » ou je préférais une négociation. Cela cependant ne dura que la semaine de mon arrivée.

     Notre première confrontation eut lieu quand Cristelle, qui avait copieusement frappé et insulté un autre résident, refusa de gagner sa chambre et resta dans la salle télévision « plantée » dans le canapé. Fermement, je lui demandai de remonter dans sa chambre, ce à quoi elle me répondit en m’insultant. S’en suivit une crise de rage où elle me cracha au visage et me frappa violemment. Je fus surprise par tant de violence que je pensais directement dirigée vers moi. Alors, comme dans un réflexe « boomerang », je répondis à sa rage par de la colère, ce qui ne fit que redonner une énergie supplémentaire à sa rage. Je tentai de me radoucir et de négocier « un cesser le feu », cela resta également sans effet. Impuissante et perdue, je finis alors par capituler et demandai de l’aide à mes collègues. Une éducatrice vint alors à mon secours, s’assit près de Cristelle, lui caressa doucement le bras avec des paroles apaisantes. Cristelle, épuisée, se calma rapidement…

    J’ai compris alors que ce qui m’avait principalement dominé dans cette longue confrontation avec Cristelle était la peur. J’avais d’abord eu peur de sa violence, puis de mon possible manque de maitrise face à cette violence. Finalement, cette peur a fini par me laisser dans l’impossibilité d’agir avec logique et discernement. Seule une aide extérieure est venue casser le processus dans lequel nous étions enfermées toutes les deux. Je suis sortie de cet épisode profondément troublée et épuisée. A aucun moment il ne m’avait semblé trouver la bonne posture, j’avais oscillé entre une attitude puis l’autre, sans jamais me retrouver en phase à la fois avec Cristelle et avec moi-même.

    « Ainsi il ne suffit pas qu’il y ait relation entre un éducateur et une personne pour que cette relation puisse être qualifiée d’éducative. Une relation pour être éducative, doit ouvrir à des jeux nouveaux de rapports de places, qui vont désinstaller la répétition que le sujet à organisée avec lui-même, les autres et son environnement. Les éducateurs, dans les jeux d’interactions avec les personnes prises en charges, peuvent participer, à leur insu , aux modes d’enfermements et de répétitions dont ils prétendent permettre la sortie et le dépassement »[2]

    Toutes les deux nous avons rejoué une scène dans laquelle Cristelle connaissait parfaitement son rôle et implicitement j’ai tenu le mien à la perfection.

    Je me suis sentie tout le temps de cette confrontation hors de moi, dans l’impossibilité d’être en phase avec ma personnalité profonde.

    Comment dans ce genre de situation accepter les émotions diverses qui nous traversent sans se laisser dominer par elles ?

            II/  Détours, jeux et outils de médiation ou « la rencontre »

    Un dimanche nous avions décidé ensemble, équipe éducative et résidents, de profiter du temps froid et pluvieux pour faire la décoration des offices du foyer. Les résidents ont choisi de faire des peintures que nous accrocherions par la suite aux murs. C’était une activité libre et différentes des activités de la semaine tels que la cuisine, le jardinage ou encore les leçons d’écriture, que certains considèrent comme un travail.  Cela se présentait comme une simple activité de loisir et de détente. Tous les résidents restés au foyer se sont donc mis volontiers à peindre, parfois avec l’aide d’un éducateur pour les guider.

    Cristelle, qui reste souvent seule dans sa chambre est descendue nous rejoindre dans l’office du premier étage. Le visage fermé elle a ouvert brutalement la porte pour aller s’asseoir dans un fauteuil face à la télé, elle s’est mise à feuilleter les quelques vieilles revues déchirées qu’elle trimballe toujours avec elle. Je me suis alors approchée d’elle doucement en lui proposant de se joindre à nous pour peindre. Cristelle refusa.

    Les collègues présents me firent remarquer que Cristelle ne participait jamais à ce genre d’activité et que sa première réaction face à ce type de proposition était toujours un refus catégorique. Elle se leva brusquement et repartit s’isoler dans sa chambre.

    Je laissai passer quelques heures puis allai la rejoindre. Je ramenai cependant avec moi une grande feuille blanche et de la peinture. Je la retrouvai face à ses éternels magasines. Dès qu’elle me vit entrer elle m’insulta et me dit : « non, non, Cristelle marre travailler ». Je m’assis près d’elle et la laissai vociférer pendant quelques instants. Je lui expliquai très calmement en faisant semblant  d’être un peu triste et choquée : « mais enfin Cristelle ce n’est pas très gentil de me parler comme ça, je viens te voir gentiment et toi tu cries et tu m’insultes ! ».

    Elle s’excusa tout en me tendant la main en signe de paix : « m’excuse Jézabel, m’excuse », je pris sa main volontiers. Avec les psychotiques « jouer en exagérant nos émotions est souvent capital [3]» Un petit peu perdue je ne savais trop quoi faire. Je savais que la forcer à peindre et aller à la confrontation était inutile.

    Je me levai alors pour me diriger vers son bureau et m’assis. Je pris le papier ainsi que la peinture je commençai à dessiner. Pendant un instant face à cette feuille de papier j’oubliais Cristelle, lentement je la sentis s’approcher de moi « qu’est ce que tu fais ? » m’interrogea -t-elle.

    « Je joue » lui dis-je. Elle se posta à mes côtés et regarda intriguée le trait bleu que je venais de tracer. Je saisis alors l’occasion et lui demandai qu’elle était sa couleur préférée. Elle me montra le bleu et je fis un grand rond bleu. Elle parut intéressée et me fit comprendre qu’elle voulait prendre le pinceau. Je lui laissai donc ma place avec plaisir et nous commençâmes à discuter de ce qui lui plaisait dans la vie comme les gâteaux, les vacances, un garçon du foyer. Chaque objet ou personne était plus ou moins associée à une couleur comme par exemple Brice le chauffeur d’origine africaine à du marron, ou la plage à du jaune. Elle traçait des traits avec une certaine frénésie et avec une application qui m’étonna.

    La peinture est devenue ainsi un prétexte à notre conversation. Nous étions toutes les deux dans sa chambre à discuter de la vie au foyer et de sa famille d’accueil où elle ne pouvait plus aller depuis plusieurs semaines à cause d’un problème administratif. C’était de toute évidence une vraie souffrance pour elle, d’être  obligée de rester au foyer chaque week-end. D’autant qu’ elle ne voyait plus Batulla, sa « mère d’accueil ».

    Cristelle était plutôt calme, parfois elle s’énervait un peu quand je ne comprenais pas tout de suite ce qu’elle voulait me dire, ce qui arrivait souvent. Nous avons continué à parler ensemble avec des moments de silence et parfois des rires.

    La peinture se termina je fus obligée de calmer les ardeurs de Cristelle qui commençait à déborder sur la table.

    La feuille blanche était maintenant totalement remplie d’une succession de couches verticales de toutes les couleurs. Cristelle semblait satisfaite de son travail, je lui proposai alors de descendre rejoindre les autres résidents, elle était calme et ne me quitta pas de toute la soirée.

    Lorsqu’elle s’est retrouvée seule avec moi dans la chambre, ses résistances sont tombées car d’une part elle n’avait plus de public pour l’observer, mais surtout elle avait toute l’attention d’une personne. Pourtant je n’avais pas d’autre but que de proposer à Christelle de peindre, mais cela nous a amené vers une vraie conversation, en fait notre premier échange.

    Au final, c’est elle qui est venue vers moi. J’ai démarré un dessin, elle s’y est alors intéressée, puis associée. Cristelle se retrouvant face à une vraie personne qui n’avait pas d’intention particulière ni vraiment calculée, c’est très probablement sentie en sécurité pour venir me rejoindre :  « S’il est quelques chose auquel les enfants psychotiques sont allergiques, c’est au fait exprès : il nous voient venir de loin. »[4]

    A travers cette activité mise en place j’ai approché la pratique en ricochet : « L’enfant n’est pas visé par l’activité, celle-ci existe en tant que telle, pour elle-même, soit parce qu’elle est nécessaire, soit parce qu’elle correspond pour l’adulte à un intérêt privilégié. Ce dernier à donc une pratique, qui n’est pas de s’occuper de l’enfant, mais qui un faire qui se suffit en lui-même. L’enfant peut s’associer, intervenir dans l’activité, s’y faufiler par le travers, mais sans que jamais cette activité soit organisée pour lui. Nous appellerons effet ricochet, l’effet que peut avoir cette liberté laissée à l’enfant de s’introduire dans une pratique qui ne vise pas, mais qui reste ouverte s’il veut s’y engager ».[5]

    Il est très important d’être à son écoute, et pas seulement de ses paroles. Elle parle beaucoup par gestes, tout son corps est en mouvement et exprime quelque chose.

    Elle est très difficile à comprendre car ses phrases mêlent les temps, ses sujets de conversation sont très difficiles à saisir.

    Elle peut se sentir très frustrée si elle sent que nous ne la comprenons pas. Il faut donc autant que cela soit possible être totalement disponible pour la comprendre et donc l’écouter vraiment. Thierry Bonfanti explique : « l’empathie est la capacité d’épouser le cadre de référence de l’autre, c’est à dire de ressentir les choses comme il les perçoit »[6].

    Cela reste relativement difficile avec Christelle qui en plus d’être trisomique est également psychotique. Seule une écoute attentive et active peut nous approcher un peu de l’empathie et ainsi aider à décoder les messages qu’elle veut bien nous transmettre.

    Dans la scène de la peinture est devenue un outil de médiation pour nourrir l’échange et la conversation et non plus seulement une occupation. Ca a été pour moi un moyen pour « écouter » Cristelle, et pour elle un moyen de se faire comprendre. J’ai abordé ses centres d’intérêt et elle s’est prise au jeu des questions-réponses.

    En employant une sorte de stratégie du détour, même si cela n’était pas conscient de ma part, en tout cas au début, j’ai pu éviter une confrontation que je savais de toutes les façons inutile. Cristelle reste le plus souvent agressive et violente avec les autres résidents, mais notre relation a énormément changé même s’il lui arrive de m’insulter encore dès que je passe la porte du foyer. Depuis cette épisode, j’ai rarement affaire avec ses crises de rages, ses morsures ou ses crachats et quand je lui propose une activité soit elle répond avec enthousiasme, ce qui reste rare, soit elle refuse gentiment.

    Elle vient souvent me chercher pour que je la suive dans sa chambre où il nous arrive de papoter. Elle réclame souvent ma présence lors de sa toilette et elle est la première à lever la main lorsque je propose une petite ballade. Elle s’isole cependant toujours autant, elle converse inlassablement avec la Cristelle « invisible ».

    J’ai tenté de m’adresser à cette Cristelle là. Un jour nous prenions l’ascenseur toutes les deux, je me suis tournée vers son reflet dans la glace et j’ai commencé à m’adresser à « l’autre Cristelle » : « alors Cristelle ça va aujourd’hui, tu as passé une bonne journée ? ». Elle m’a ainsi regardé interloquée, puis s’est mise à rire en me traitant de folle, ce qui je l’avoue m’a fait sourire aussi.

     Depuis c’est une sorte de jeux entre nous et il m’arrive pour l’interpeller ou tout simplement pour la faire rire de parler à cette Cristelle imaginaire. 

    J’ai pu identifier également mon changement d’attitude lors de mes différentes confrontations avec Cristelle. Je comprenais mieux que lorsque j’étais en présence d’un autre éducateur, j’avais peur de son jugement.

     Tandis que je me lâchai totalement quand je me retrouvai seule  face à elle, je me montrai fidèle à ma personnalité et ne jouai aucun rôle particulier. Je pouvais la taquiner, m’amuser à l’imiter en exagérant le trait, cela me permettait d’aborder des sujets qui généralement la mettaient en colère.  « Enoncer des vérités manifestement incongrues, des « contre-vérités » ; montrer qu’on a pas peur de l’imaginaire qui envahit l’autre ; rester nous même créatifs face à cet imaginaire là, et y garder notre initiative propre ; oser nous aussi prendre l’imitative de proposer du non réel ; s’appuyer sur le livre ou sur le texte appris par cœur pour pratiquer le changement de voix, pour endosser des rôles fictifs ; jouer en théâtralisant nos propres émotions : il y a là quelques balises pour initier les psychotiques au faire semblant ludique et la distanciation émotionnelle. » [7]

    Un matin alors qu’elle refusait de se lever je la parodiai : « pff !!! marre d’aller travailler marre de Champigny !!! marre !!! pff !!! » Je partis de sa chambre en claquant la porte, je l’entendis pouffer dans son lit et quelques instants plus tard elle vint nous rejoindre pour le petit déjeuner et se prépara sans difficultés.

    J’ai ainsi cessé de coller à l’image qu’il semblait qu’on attende de moi. J’ai plutôt trouvé ma propre façon d’agir en réel accord avec ma personnalité, même si cela est très souvent remis en question par de nouveaux conflits.

    Aujourd’hui, je peux de façon très simple lui dire qu’elle va trop loin, qu’elle m’agace, ou tout simplement que j’ai passé un bon moment en sa compagnie. Elle accepte mes remarques même si elle s’en va souvent en vociférant. Je prends le risque de dire « je », parfois, lorsqu’elle refuse de descendre manger avec nous, je lui dis simplement que ça me fait de la peine de la voir rester seule dans sa chambre, alors que son assiette l’attend, à côté  de moi…

    Gordon explique dans « Parents efficaces» l’importance du message « je » avec les enfants, mais qui peut également être utilisé avec un adulte :  «  Le message-je risque beaucoup moins de provoquer la résistance et la révolte. Communiquer sincèrement à un enfant les effets de son comportement sur vous est beaucoup moins menaçant que de lui suggérer qu’il est méchant ou malfaisant par ce qu’il agit de telle façon. »   

    Dans cette relation j’ose me mettre en scène, forcer le trait, jouer la comédie. souvent elle me regarde interloquée, puis se met à rire au éclats. Il est alors plus facile de prendre une douche ou de descendre manger, alors qu’une crise se préparait. En effet je n’ai jamais hésité à exprimer mes difficultés et mes doutes face aux situations que je vivais avec la jeune femme. Grâce aux conseils et à l’expérience de mes collègues, j’ai pu appréhender la situation avec plus de sérénité. Les divers échanges avec eux m’ont permis de mieux comprendre Cristelle et son histoire. Chacune de mes demandes d’aide ont été entendues. Tous ont aussi parlé de leur relation avec la jeune femme, et de l’évolution de leur rapport. Il m’arrivait de ne pas être forcement d’accord avec certain qui, me semble t’il voulait classer définitivement Christelle dans la case des « ingérables » cependant ces échanges avec l’équipe ont toujours étaient constructifs.

    Durant mon stage, j’ai assisté à un spectacle de danse où Cristelle et d’autres jeunes femmes du foyer participaient. Elle a sauté de joie quand elle a su que je venais la voir. Je pus ainsi la découvrir coquette, amusée, heureuse. Quand elle est montée sur scène j’ai vu à quel point elle s’était investie, les progrès qu’elle avait fait dans sa relation aux autres, et surtout tout le chemin qu’il lui est encore possible de faire.

     Cristelle j’en suis sûre, si on l’accompagne n’a pas fini de nous étonner. Avec elle j’ai su trouver les clés de notre rencontre, mais dans une autre situation ce qui avait marché avec Christelle c’est révélé plus compliqué à mettre à profit dans des conditions différentes, et avec un autre public… 

            III/  Quand l’émotion domine ou l’impossible « je »

    J’ai également fait un stage dans un Espace Solidarité Insertion (E.S.I.) qui accueille principalement des hommes, en situation régulière ou non. Ils sont accueillis de façon inconditionnelle, quel que soit leur statut ou l’état dans lequel ils se présentent. L’E.S.I. étant situé dans une ancienne station de métro désaffectée, où aucune lumière du jour n’est perceptible, il règne parfois une ambiance étouffante et électrique : les disputes et les bagarres ne sont pas rares.

    Ces hommes épuisés, dont la vie ressemble à un combat permanent, sont souvent « à fleur de peau ». Ce qui est naturel pour nous devient une lutte pour eux, comme prendre une douche par exemple, car ils doivent faire la queue et cela donne souvent lieu à des empoignades.

    Quelques jours après mon arrivée à l’E.S.I., notre chef de service a décidé pour la première fois de fermer l’espace un après-midi, jugeant que la sécurité du personnel et des usagers n’était pas  assurée. Durant ce stage, je me suis très souvent retrouvée apostrophée de façon plus ou moins violente par des usagers. Dans un premier temps, comme avec Cristelle, j’ai pris la colère de ces hommes en plein cœur : j’étais soit sur la défensive soit très fuyante. Aucune de ces attitudes ne me convenait, j’avais observé mes collègues et encore une fois je me calais un peu mécaniquement à leur comportement. Cela m’empêcha de créer des liens avec les usagers.

    Quelle stratégie adopter face à sa propre peur, autre bien sûr que de prendre ses jambes à son cou ? Comment accepter qui je suis dans des moments où il me semble que je perds mes moyens ? Carl Rogers : « Il me semble que la leçon la plus fondamentale que doit retenir  celui qui désire établir une relation d’aide quelle qu’elle soit, est qu’il est en fin de compte toujours plus sûr de se montrer tel qu’on est. Si dans une relation donnée mon attitude est assez congruente, si aucun sentiment qui se reporte à cette relation n’est caché soit à moi-même, soit à l’autre, alors je peux être presque sûr que la relation sera « aidante ».

    Mustapha, un jeune homme d’une vingtaine d’année, est un habitué de l’ESI. Beaucoup d’hommes qui passent à l’E.S.I réclament souvent une attention particulière. Mais donner une attention authentique à chacun n’est pas chose aisée quand on est pris par un flot incessant de demandes. Il nous faut prendre le temps pour chaque demande et plus encore pour ceux qui ne demandent rien.

    Avec Mustapha, cela reste compliqué. Souvent dans la séduction, il nous pose une multitudes de questions et se perd dans un flot de paroles en y répondant lui-même. Il a ses solutions toutes trouvées aux questions qu’il nous pose. Toutes nos suggestions sont écartées, et il finit invariablement par nous faire notre propre « analyse » :  « Toi tu sais ça se voit que tu es quelqu’un de dur et de strict, tu as un regard particulier, on a pas envie de te demander quoi que se soit », ou encore  « toi tu aimes aider les autres, tu ne dis jamais non, tu feras une bonne éducatrice. » Il fait ainsi le tour de l’équipe éducative, avec des remarques pour tous.

    Souvent il vient vers moi en souriant et me dit: « Foutez-moi dehors ça m’aidera, j’ai rien à faire ici ! ». Je lui réponds à chaque fois la même chose :  « c’est une décision qui vous appartient. »

    Ce jour là, il se tenait comme à son habitude dans les escaliers, à l’entrée de la structure, bière à la main. A mon passage, il m’interpelle : « Vous vous en foutez ici que je me bourre la gueule tous les jours, j’ai besoin d’une bonne claque dans la tronche, tu veux pas me la donner ? J’ai besoin que quelqu’un me frappe, me fasse réagirallez vas-y frappe moi ! ». Déconcertée, je lui réponds que ça n’est pas à moi de juger sa consommation d’alcool et que de le frapper n’est évidemment pas la solution adéquate pour résoudre son problème. Mustapha se saisit alors de ma main et frappe alors son visage avec : « tu auras au moins fait quelque chose pour moi aujourd’hui !» je suis restée interloquée par son geste, et je ne sais quoi lui répondre. Cet épisode a été très violent pour moi, d’une part parce que son geste l’était, mais aussi parce que Mustapha avait raison. Nous le voyons tous les jours boire, être agressif avec nous et les autres usagers mais à aucun moment nous ne réagissons. Pour ma part je préférais détourner le regard quand je l’apercevais avec sa bouteille à la main. J’aurais voulu à cet instant trouver les mots adéquats pour l’aider, mais perdue dans ma réflexion et surtout dominée par mes émotions je me suis tue, et j’ai passé mon chemin.

    J’ai cherché des mots en vain, une solution, une phrase percutante. Ce jour là, je n’ai pas eu le courage de dire « je », pourtant quand je réfléchis à cet épisode c’est bien la première chose que j’ai à l’esprit… Peut-être répondre au geste et pas seulement à sa parole. J’aurais pu lui dire :« Mustapha je ne suis pas d’accord avec ton geste, ça ne me plait pas » Car avant sa parole c’est bien son geste qui m’a surpris et interloqué, ce geste était violent et je n’ai rien dit.  « …le fait d’être et d’accepter d’être atteint (en même temps que non détruit ) est une autre nécessité, pour que l’autre et sa destructivité soient reconnus. On ne peut à contrario s’empêcher de penser ici à ces «  réponses matelas » dans lesquelles le poing s’enfonce sans rencontrer de résistance, réponse hautement défensive, dont la finalité est, au contraire, de manifester, sous couvert de neutralité bienveillante, que l’on n’est pas  « touché ». »[8]

    Quand je vois ce jeune homme se détruire quotidiennement, je ne dis rien comme si tout cela ne me touchait pas…

    Avec Mustapha, le dialogue m’était apparu impossible car je n’ai pu trouver aucun détour pour aller vers lui : « Et l’on finit par penser que toutes les choses essentielles ne peuvent être abordées qu’avec des détours, ou obliquement presque à la dérobée. »[9].

    Lors de la plupart de nos conversations, je restais sur un mode formel, pensant que c’était là le travail d’un éducateur. Il me parlait de l’alcool, je lui proposais des adresses d’alcoologies ou de groupe de parole. Bien sûr il refusait. Malgré tous ces tête à tête, je ne connais pas grand-chose de lui, son histoire ; ce qu’il aime ou déteste, tout cela restera inconnu pour moi. Ses centres d’intérêt m’auraient peut-être servie de médiation pour aller à sa rencontre et ainsi démarrer avec lui un vrais travail de soutien.

    J’ai parlé de cette épisode à l’équipe éducative, et je me suis rendu compte que personne ne connaissait vraiment Mustapha. Tous avaient une idée de lui par rapport à ce qu’il voulait bien nous montrer, et c’était peu de chose. Il agissait de la même manière avec tout le monde, il semblait jouer une sorte de pièce, dans laquelle nous avions tous un rôle à tenir. Mais cela se faisait à nos dépends et aux dépends de l’accompagnement que nous aurions pu faire avec lui. Peut-être aurait-il fallu que nous participions à ce jeu, que nous le surprenions !

    A travers son flot de parole, il y a plein de chose à entendre: son regard triste et souvent humide, son regard insistant qui tente désespérément de capter votre regard quand vous passez devant lui, ses révoltes et ses colères… C’est des semaines après avoir quitté l’E.S.I et Mustapha que je me rends compte de ceci : j’avais beau l’entendre je ne l’écoutais pas.  « A partir de l’instauration d’un jeu possible, le moment de la relation devient, ou ne devient pas un espace transitionnel permettant au sujet de passer d’une situation de répétition dans une place assignée, aliénante, à une ouverture à des possibilités encore inconnues pour lui. On peut, concernant l’interaction éducative évoquer l’image du ping-pong où la qualité du jeu et l’évolution du partenaire dépendent en partie de la manière dont la balle est servie et renvoyée… »[10].

    Les réponses données à Mustapha étant toujours les mêmes, nous n’avons pas encore su changer le cours de ses relations avec l’E.S.I.

    IV/ L’objet de médiation ou  «  la rencontre au détour d’un couloir » :

    Avec Monsieur Ali, ce fut  différent. Dans un premier temps, il me fixait de son regard noir et m’insultait « dans sa  barbe ». Je demande conseil à une ancienne de la structure sur l’attitude à avoir avec lui, elle me dit simplement qu’il faut mieux que je l’évite car il peut être très agressif. Au début, j’évitais soigneusement son regard. Ses injures me touchaient et je ne savais pas comment réagir, je préférais donc le silence et la fuite. Mais au bout d’un certain temps, j’ai pris l’habitude, chaque jour, d’aller lui serrer la main. Méfiant au début, il est rapidement venu vers moi. Le sachant passionné par le sodoku, je lui imprimais chaque matin quelques grilles. Finalement il finit par me demander souvent si je venais bien l’après-midi ou le lendemain. J’allais le chercher régulièrement pour faire une partie de Monopoly ou de 421 sur les marches de l’ESI.

    Je me suis servie de ses centres d’intérêt comme outils de médiation pour aller à la rencontre de Monsieur Ali. Grâce à cela, au fil du temps, nous avons pu établir une vraie relation. Il me racontait sa vie entre deux délires de persécutions, mais j’ai senti que ces rencontres particulières lui permettaient de sortir un peu de l’anonymat de la foule qui passe ici.

    J’avais été paralysée par mes émotions, à aucun moment je ne lui ai dit ce que ses insultes me faisaient. Après un moment de réflexion sur la conduite à tenir, j’ai décidé d’aller à sa rencontre et son amour des jeux m’a énormément aidé dans ce sens.

    « La nécessité de découvrir l’intérêt profond de chaque individu et de suivre cet intérêt, de le nourrir pour lui conserver appétit et vigueur, et de le diriger pour qu’il soit bénéfique… »[11]

    Il n’est pas rare, quand je prends le métro en direction de Vincennes que je croise M. Ali. Immanquablement nous nous serrons chaleureusement la main, nous sommes toujours heureux de nous revoir, nous échangeons quelques mots et nous quittons, comme deux vieilles connaissances.

    Conclusion :

    Etre éducateur, c’est accepter que ce qui nous semble acquis un jour avec une personne, peut être un échec total avec une autre. L’humilité est le mot clé de cette profession. Il nous faut nous connaître avant de pouvoir prétendre accompagner qui que ce soit : « Sois toi-même. Cherche ta propre voie. Apprends à te connaître avant de prétendre connaître les enfants. Mesure les limites de tes capacités avant de fixer celles des droits et des devoir des enfants. Parmi tout ceux que tu pourrais avoir à comprendre, élever ou instruire, tu viens en premier ; c’est par toi qu’il te faut commencer. »[12]

    Quand on démarre une formation que l’on a choisie et qu’il nous semble que nous avons les qualités requises pour exercer ce métier, la réalité est parfois violente et sévère face à notre idéalisme plombé de bons sentiments. Non, notre seule présence ne suffira pas à apaiser une jeune femme trisomique prête à en découdre ; non, une parole gentille ne calmera pas forcément un Mustapha frustré par notre indifférence.

    Oser être soi, avec tous nos paradoxes, nos questionnements et nos peurs. Accepter que nous pouvons être parfois déstabilisé émotionnellement et professionnellement, et que cela ne fait pas de nous de mauvais éducateurs, savoir se remettre en question et apprendre à demander de l’aide à l’équipe. Risquer de surprendre l’autre en se surprenant soi-même, peut nous conduire à dépasser des situations dans lesquelles nous semblions être enfermés. Avec Cristelle nous réinventons notre relation chaque jour, elle m’apprend mon métier plus que personne, comme me l’ont appris aussi Mustapha et M. Ali.

    Ces rencontres ont été indispensables à la construction de ma personnalité d’éducatrice, je n’en finis pas d’apprendre, à travers eux, avec eux.

    Bibliographie

    -Elise Freinet : Naissance d’une pédagogie populaire, Ed Maspero

    -P.Jaccotet : Paysages avec figures absentes, Ed Gallimard

    -Paul Fustier : Les corridors du quotidiens, PUL

    -François Hébert :Rencontrer l’autiste et le psychotique, Ed Vuibert

    -Paul Fustier :L’Education spécialisée, repères pour les pratiques, PUL

    -F.Deligny : Nous et l’innocent, Ed Dunod

    -Carl Rogers : Le développement de la personne, Ed Dunod

    -Jacques Marpeau : Le processus éducatif, Ed Eres

    -J.Korczak : Comment aimer un enfant, Ed Laffont


                [1] J.Marpeau  « Le processus éducatif » page 49

                 [2] Jacques Marpeau  «  Le processus éducatif » page 46

              [3] François Hébert « Rencontrer l’autiste et le psychotique, jeux et détours » Page 278

               [4] F.Deligny  « Nous et l’innocent » Page 41

               [5] Paul Fustier  « L’Education spécialisée, repères pour les pratiques »  page 14 

                                  [6] Thierry Bonfanti,  psychothérapeute , article :  « A propos de l’empathie »

                                 [7] François Hébert « Rencontrer l’autiste et le psychotique » Page 281-282

                                 [8] Paul Fustier  « Les corridors du quotidiens » Page 73-74

                                        [9]   P. Jaccotet  « Paysages avec figures absentes » Page 22 

                                       [10] J.Marpeau « Le processus éducatif » Page 49

                                 [11] Elise Freinet « Naissance d’une pédagogie populaire »

                                        [12] J. Korczak « comment aimer un enfant » Page 158

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