Comment rejoindre Alain ? Un adulte autiste si lointain, si absent, si seul…
Son regard est vide, ses yeux brisés me transpercent. Seule devant lui, devant son odeur répugnante de vêtements trop longtemps portés, de pipis échappés, j’ai envie de partir. Cet adolescent d’origine asiatique me regarde, ne me voit pas. Un éducateur me présente à lui, j’attends un signe, une reconnaissance qui ne vient pas.
Son regard est vide, ses yeux brisés me transpercent. Je reste près de lui dans un silence pesant. Lui, vautré dans un fauteuil poire en revêtement PVC marron, moi assise sur une table en bois. Les autres déambulent au son de la musique classique, apaisante, reposante. Je l’observe, pour lui rien ne parait exister, tout lui est indifférent, le silence, les cris, les rires, les pleurs.
Seul dans son monde qui me semble inaccessible, il répète inlassablement les mêmes gestes comme pris au piège par cette société pour laquelle le fou n’a pas de place. Il me semble qu’à côté de moi, c’est une poupée mécanique à qui l’on a remonté le mécanisme qui se déchausse sans cesse avec un sourire inexpressif, comme collé on ne sait pourquoi au milieu de son visage. Non perturbé par ma présence, Alain, c’est son nom, poursuit le rituel : il prend sa chaussette, toujours la même chaussette qui dégage cette odeur âcre qui me donne envie de vomir, de fuir. Il la passe sur son visage ridé par ces interminables frottements.
Son regard est vide, ses yeux brisés me transpercent. Maintenant, l’odeur s’éloigne, elle l’accompagne vers une étagère, loin de moi. Je reste là, sans bouger, je l’observe, j’attends. Par mouvements saccadés, hésitants et violents, il empoigne deux boites de rangement orange. Il se dirige vers une table sans se préoccuper du monde qui l’entoure, de ses camarades, de moi qui le regarde de l’autre bout de la salle. Plus tard, je découvrirai qu’Alain se dirige toujours vers la même table, « sa table ». Là, il aligne mécaniquement des pièces de jeux de couleurs et de formes différentes. Puis, les yeux fixés dans le vide, le néant, il revient les boites à la main et il les range à leur place. De retour sur son fauteuil poire, endroit que les autres jeunes semblent respecter, peut-être par habitude, il reprend son rituel ou s’endort les jambes en tailleur, la bouche ouverte à la manière d’un jeune enfant. Son visage se détend, les muscles de sa bouche se décontractent, ce qui laisse apparaitre les dents tachées de jaune.
Les jours se suivent et se ressemblent pour Alain. Ses repères semblent lui permettre de survivre. Quelquefois, il se lève, s’approche de la musique, l’air ravi, les yeux brillants. Après quelques instants d’immobilité, il commence des mouvements latéraux du corps en reposant lourdement ses pieds l’un après l’autre. En suivant le rythme, il apparait comme moins indifférent au monde. À ces moments-là, je pense qu’il est capable de sortir de ses stéréotypies pour venir vers l’autre. Ma conviction est d’autant plus forte qu’au moment des repas, Alain tend son assiette à l’adulte pour être servi et resservi lorsque le plat n’est pas vide.
Les jours s’écoulent, chaque matin à son arrivée, je lui présente ma main, signe de respect mutuel, en plus du monologue qui s’instaure. Il me regarde encore et encore, en penchant la tête sur le côté, comme pour m’observer, me dévisager, avec un sourire qui ne semble plus posé là au milieu de son visage, mais comme pour accentuer l’impression enjôleuse de son regard. Pour la première fois, j’ai l’impression que j’existe à ses yeux, même si ma main reste là au milieu de nous car il ne la serre pas.
Un après-midi, je sors la pâte à modeler. Je suis seule avec quelques jeunes. Je m’installe sur une table, pas sur « sa table », mais sur une table, avant d’attirer son attention en alignant des morceaux de pâte verticalement. Sa première réaction est de m’observer de loin. Ce que je fais semble l’intriguer, le perturber : ne suis-je pas dans la reproduction de son comportement lorsqu’il aligne ses pièces de jeu ? Il s’approche de moi, c’est la première fois en un mois. Nos regards se croisent, j’ai l’intime conviction que ses yeux ne me transpercent plus. Je lui propose de jouer avec moi, il s’assoit à mes côtés en semblant attendre quelque chose. Son visage est décontracté, ses yeux ne se détachent pas du mien. Je lui formule alors des directives toutes simples. Nous commençons à jouer. Il me prend la main pour me demander de la pâte à modeler que nous alignons l’un après l’autre. Lorsque j’oublie volontairement mon tour, il me regarde de nouveau en souriant, attend quelques instants, avant de pousser un petit cri qui résonne encore en moi. Enfin nous communiquons, à sa façon peut-être, par cette éternelle obsession du rangement, de l’alignement. Etait-ce la seule façon de pénétrer dans son monde qui paraissait jusque là fermé aux autres ?
Le lendemain, et les jours qui suivirent, Alain me serrait la main lorsque je lui présentais la mienne. Petit à petit, ce « nouveau » rituel de notre société contemporaine, il l’a généralisé aux personnes de l’extérieur qui venaient sur le groupe. Il abandonna ses séances d’alignement des pièces de couleurs et de formes différentes. Petit à petit, jour après jour, il est plus présent dans le groupe. Sur son fauteuil poire, il ne se déchausse presque plus. Il observe beaucoup, est prêt à danser avec nous, toujours en se balançant latéralement. Lorsque je l’imite, il rit, il sourit. Il vient plus facilement avec les autres dans la cour lorsque nous sortons le ballon. En dehors de ses repères, au zoo, au parc, il est plus calme, il ne crie plus quand il y a trop de monde : il reste accroché au bras d’un adulte.
Isabelle, éducatrice spécialisée
Récit paru dans Petites histoires de grands moments éducatifs (L’Harmattan), p. 31, (sous le titre « fais comme moi et je te suivrai) suivi de commentaires et de citations
Pistes de réponses : imitation ; pratique en ricochets