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Martine, sa mère, et le dentifrice

    La maman de Martine, handicapée mentale, nous « harcèle » sur des détails futiles, concernant la toilette…

    Martine est une personne de 45 ans. Elle a une déficience intellectuelle légère et une épilepsie qui n’est pas encore stabilisée. Malgré un traitement très conséquent, qui la ralentit beaucoup, elle fait une à deux crises par semaine.

    Martine est abonnée à Point de vue et Closer. Elle suit avec beaucoup d’intérêt tout ce qui concerne la famille royale d’Angleterre et la vie des stars. D’après elle, les plus grands drames du XX° siècle sont : la mort de Lady Di, celle de Claude François, le suicide de Mike Brandt et le tragique accident de Balavoine.

    Elle est arrivée au foyer il y a trois ans, suite au décès de son papa. Elle dit être toujours triste chaque fois qu’elle pense à lui. Sa maman vit seule, elle est à la retraite. Martine passe un week-end par mois avec sa maman, c’est cette dernière qui s’occupe de lui acheter vêtements et produits d’hygiène.

    Sa maman ne recherche pas le lien avec l’équipe du foyer. Elle vient chercher Martine à la sortie de l’atelier le vendredi soir et la ramène à l’atelier le lundi matin, elle ne participe pas aux festivités du foyer, et ne trouve jamais de disponibilité quand on essaye de l’inviter pour une réunion, un repas ou une après-midi conviviale. En revanche, elle a régulièrement des reproches à nous faire.

    Auparavant, Martine allait à l’atelier en journée et vivait en famille le reste du temps. Le lien entre les parents et l’atelier était très bon. Il semble que quelque chose a raté pour que le lien soit également bon avec le foyer. Dans nos échanges dans l’équipe nous avons plusieurs hypothèses. La première est que c’est plutôt le père qui était moteur dans la relation entre les parents et l’atelier, la mère n’était peut-être pas si à l’aise que cela. La deuxième est que la place de Martine en foyer est directement liée au décès du papa, sa mère peut projeter sa colère sur nous ou culpabiliser de ne pas pouvoir continuer à vivre seule avec Martine. Enfin la dernière hypothèse, est une classique rivalité entre une mère et une structure qui assure, d’une certaine façon, une fonction maternante.

    Ces hypothèses nous aident à accueillir avec plus d’empathie les reproches qu’’elle nous fait régulièrement, mais elles ne sont pas d’une grande aide pour trouver concrètement comment améliorer ce lien.

    Il y a un gros point de friction entre elle et l’équipe du foyer : les produits d’hygiène. Elle est catastrophée de la rapidité avec laquelle nous vidons les flacons de gel douche, de shampoing et les tubes de dentifrice… Chaque fois que nous lui demandons si elle peut racheter quelque chose, nous savons par avance que nous aurons un commentaire assassin sur le cahier de liaison et que l’équipe de l’atelier allait entendre ses commentaires sur notre gaspillage.

    Un lundi matin, j’accompagne les personnes du foyer à l’atelier et je reste un peu pour parler avec les uns ou les autres. Martine revient de week-end accompagnée de sa maman. Je vais à sa rencontre pour la saluer :

    • Bonjour Madame, le week-end s’est bien passé ?
    • Oui très bien. Mais dîtes moi, vous m’avez encore demandé d’acheter du gel douche.
    • Euh… oui, il me semble.
    • J’en ai acheté deux tubes le mois passé vous en faites quoi ? Vous le mangez ?
    • Non, nous n’avons fini les deux tubes, on en a demandé un autre parce qu’on entame le deuxième tube, pour en avoir toujours un en avance.
    • Oui, ben ça fait quand même beaucoup. Je sais que certaines autres personnes ont peu de ressources, mais ce n’est pas une raison pour que ce soit Martine qui fournisse les produits d’hygiène pour tous.
    • Non, rassurez-vous, les produits de Martine restent bien dans sa salle de bain.

    Le dialogue était mal engagé, j’étais en train de me justifier face aux soupçons de la maman de Martine.

    Nous nous séparons, chacun ayant autre chose à faire qu’à continuer ce dialogue. Quelques mois plus tard, je me retrouve dans la même position. Je suis le lundi matin à l’atelier, Martine arrive, accompagnée de sa maman, cette fois-ci c’est un problème de dentifrice : un tube de dentifrice ça devrait lui faire plus qu’un mois tout de même !

    Je n’ai pas envie d’être à nouveau en train de me justifier et bien sûr, je ne vais pas lui dire que ça suffit. Sans trop réfléchir, je lui dis :

    • Oui, je sais, on a vraiment un problème à gérer ses produits. Il faudrait que vous veniez un jour à notre réunion d’équipe pour nous montrer ce à quoi Martine est habituée, pour qu’il y ait moins de perte.

    Aussitôt que ces mots sont sortis de ma bouche je les ai regrettés. Je me suis senti parfaitement idiot de lui avoir proposé de venir à une réunion pour nous montrer quelle quantité de dentifrice mettre sur la brosse à dent. Ma place d’éducateur-coordinateur me permet de fixer l’ordre du jour des réunions d’équipe et d’inviter des partenaires à y participer, mais ce n’est pas une raison pour proposer des trucs comme ça !

    Mais à mon énorme surprise, elle ne rejette pas ma proposition :

    • Oui c’est une bonne idée, on en profitera pour faire un point sur ses besoins en vêture. Elle a quelques vêtements qui commencent à prendre un coup de vieux.
    • Bien sûr. Si ça vous va, nos réunions d’équipe sont le mardi, mais on peut en faire un autre jour si besoin.
    • Non, mardi ce sera très bien. Peut-être pas demain, je ne vais pas faire deux fois l’aller-retour, mais la semaine prochaine si vous êtes là.
    • Eh. Bien, parfait ! Je note mardi, 10h ?
    • 10h c’est très bien.

    J’étais abasourdi. Nous nous sommes enfin rejoints, et on a pris date pour une réunion. En trois ans pas moyen d’y parvenir et là, en proposant une rencontre pour qu’elle nous montre comment doser le dentifrice, c’était bon.

    Le mardi, elle est venue. Nous avons proposé à Martine d’être avec nous, mais elle ne voulait pas rater l’atelier ce matin. Donc nous étions trois accompagnateurs avec la maman autour de la table. Ma collègue Sophie sert le café et les petits gâteaux, et nous papotons ensemble. La maman interroge mes collègues, plus jeunes que moi, si ce n’est pas trop dur de venir s’enfermer dans un village au fond de la campagne à leur âge. Elle enchaîne qu’elle habite en ville, c’est pratique, mais qu’à son âge elle aimerait beaucoup retrouver le calme d’un village. Je propose qu’on passe dans la chambre de Martine pour regarder les questions de vêtures. Elle me dit qu’on ne va peut-être pas le faire sans Martine. Je lui redis qu’elle ne souhaitait pas être là ce matin. Qu’à cela ne tienne, elle va la chercher sans rien nous demander.

    Elle revient donc avec Martine, et lui dit :

    • Alors c’était quoi cette histoire que tu ne voulais pas venir pour faire du tri dans tes vêtements ?
    • J’avais pas envie de vous voir encore vous engueuler, on dirait papa et toi.
    • Oui, mais avec ton père il y avait toujours une bonne raison.

    Puis elle passe dans la chambre.

    Je ne dirais pas qu’on est passé du jour au lendemain à la meilleure relation possible avec cette maman. Elle est restée une mère exigeante qui ne laissera pas passer nos oublis et erreurs. Mais la relation est devenue beaucoup plus conviviale, elle est venue par la suite pour fêter l’anniversaire de Martine avec ses sœurs et neveux au foyer et elle ne rate plus une seule réunion de projet ou fête dans l’institution. 

    Guillaume, coordinateur d’équipe

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