Léon est un adolescent en EMP, qui devrait passer en IMPRO. Mais voilà, c’est un jeune passif qui résiste activement à notre « travail sur l’autonomie » : Léon ne veut pas grandir ! Jusqu’à ce qu’un jour, Anne, éducatrice spécialisée, l’ayant perdu, le retrouve..
Il ne faut pas tirer sur l’herbe pour la faire pousser (proverbe bourguignon)
À l’EMP, le vendredi est la journée-phare du groupe des grands, attendue souvent avec impatience par les enfants : elle représente une véritable excursion au dehors, avec arrêt incontournable au Mac Donald’s ou Flunch, ce qui décuple la joie du groupe.
Le programme de la journée est variable, mais toujours axé sur un même fil conducteur. Pour nous, éducateurs, ce jour-là est consacré avant tout à la réalisation du « projet d’autonomisation à l’extérieur ». La perspective des IMPro qui attend nos chers grands, dans deux ans au plus tard, nous amène en effet à pousser chaque enfant vers un « plus » d’autonomie, dans l’espoir que les portes les plus prometteuses s’ouvriront à eux, un jour…
Pour certains, il s’agit simplement de développer des interactions positives avec l’extérieur, d’intégrer des règles de sociabilité. Pour d’autres nous mettons en place des apprentissages spécifiques (savoir téléphoner d’une cabine, prendre les transports en commun, connaître l’heure, répéter des signes écrits simples pour s’orienter, compter ses sous, etc.).
Pour les enfants, le vendredi est donc la journée où l’on fait « des choses de grands » : apprécier cette journée particulière suppose qu’ils aspirent à être grands. Mais cette condition n’est pas toujours remplie. Certains nous expriment à leur manière combien ils refusent de revêtir cet habit de grand que nous voulons à tout prix leur enfiler :
« Tu es grand, maintenant.
– Non, petit, petit, petit. »
Être grand leur demande, certes, un effort :
« Tiens-toi bien ! »
« Non je ne t’aiderai pas à mettre ton manteau ! »
« Débrouille-toi pour prendre ton ticket ! »
« Si tu ne commandes pas ton repas, tant pis, tu ne manges pas ! »
« Hep ! la rue n’est pas une cour de récréation ! »
Mais, finalement, toutes ces contraintes sont contrebalancées par un plaisir certain. Car être grand signifie aussi être le seul gardien de ses sous, posséder une carte téléphonique, choisir son menu soi-même, s’amuser avec les copains sans le regard constant de l’adulte. Malgré tout, soyons francs : grandir, c’est vraiment dur !
Et il faut bien avouer que mon collègue et moi-même sommes toujours drôlement exigeants le vendredi. Autonomie oblige – l’autonomie, cette curieuse chose qui nous met tous sur le pied de guerre, enfants comme adultes ! Mais cette émulation contre laquelle nous pestons pour la forme fait incontestablement partie du folklore de cette journée et, finalement, personne ne songe sérieusement à l’éradiquer.
Personne ? Pas tout à fait… Qui mieux que Léon peut nous faire comprendre que grandir, ce n’est pas devenir un roc tout d’un coup imperméable aux angoisses de tout-petit qui sommeillent en chacun de nous ?
En effet, pour Léon, 12 ans, la cacophonie du vendredi n’a rien de sympathique. La sieste est son activité favorite et il oppose toujours à notre précipitation coutumière une passivité massive, propre à nous irriter au plus haut point.
Quand nous courons, Léon marche à pas de fourmi. Quand nous marchons, Léon est immobile. Quand nous allons par monts et par vaux, au mieux il croise les bras ; au pire, il s’endort.
Bref, Léon ne veut pas grandir et la journée du vendredi est sûrement, pour lui, la pire des corvées, une désagréable intrusion dans sa chère tranquillité.
Vous l’aurez compris : Léon est un incurable traîne-savates, doublé d’un boudeur imperturbable.
Têtu comme un âne. Toujours en retard, ne s’intéressant à rien, en dehors des canapés de l’institution. Une force d’inertie qui fait frémir, impossible à combattre.
Et poltron, avec ça, se figeant instantanément sur le seuil d’une pièce où plus de cinq personnes conversent, se cachant à la vue du moindre animal, incapable de tremper un orteil dans la piscine, se renfermant comme une huître au moindre éclat de voix.
PAS GRANDIR – PAS SORTIR – JUSTE DORMIR : telle est la devise de Léon
Pourtant, Léon est entré dans le groupe des grands et nous sommes bien décidés à le secouer. Finie la petite vie « pépère » de notre brave Léon, entre siestes et câlins !
Léon est devenu un Grand.
Interdiction d’appeler les éducatrices autrement que par leurs prénoms : les « ma biche » et « chérie » au placard.
Léon est devenu un Grand.
Interdiction de s’endormir dans nos réunions extrêmement sérieuses, de bailler à nos remarques hautement pertinente (quelle insolence !).
Léon est devenu un Grand.
Interdiction de traîner des pieds quand le reste du groupe est en effervescence et de se planquer dans un coin, juste le jour où on est déjà en retard.
Léon est devenu un Grand.
Ah, mais nous allons le mâter sans plus attendre ! Cependant notre assurance s’ébranle, jour après jour, face à une résistance à grandir qui finit par nous exaspérer. Léon ne veut pas monter à l’étage des grands, il souhaite retourner chez les « moyens ». Nous avons l’impression de lui faire violence pour qu’il participe à la moindre activité.
Léon nous met hors-jeu dans notre superbe projet d’autonomie.
« Léon, tu sais que tu es grand, maintenant ?
– Non, arrête ! Pas encore, pas encore !
– Viens, tu vas voir, c’est génial, c’est un truc de grand ! »*
Bravo, bel argument ! Justement ce que Léon abhorre plus que tout : les « trucs de grands ». Au niveau de l’obstination, il nous bat toujours à plate couture. Il faut nous rendre à l’évidence : à nous d’effectuer le premier pas.
C’est tout naturellement dans le tourbillon d’un vendredi particulièrement tumultueux que j’ai eu le sentiment, pour la première fois, d’aller à la rencontre de Léon. Après maints allers et retours dans les étages, un coup d’œil à la montre nous confirme notre retard. Du moins sommes-nous au complet dans le véhicule :
« Un, deux, trois… Six, huit, neuf… Neuf, neuf !! Neuf ?? »
L’exaspération est à son comble. Qui est en train de nous jouer un mauvais tour ? Léon, bien sûr. A l’arrière, les enfants s’agitent. Devant, les éducateurs ne valent guère mieux :
« Ah, le cochon ! Juste le jour où on ne peut pas se permettre d’être en retard ! »
« Qu’il fasse ce qu’il veut, moi j’en ai marre de lui courir après ! »
« Allez, go ! On y va, ça lui apprendra. »
En mettant ma ceinture de sécurité, je jette un bref coup d’œil par la vitre. Et, d’un seul coup, ma colère désenfle comme un ballon crevé. Je viens d’apercevoir Léon debout devant la fenêtre du premier étage.
Léon qui nous regarde partir. Léon qui nous regarde partir sans lui. Et cette vision m’étreint le cœur. A ce moment-là, je ne vois pas l’enfant frondeur qui fait tout-exprès-rien-que-pour-nous-enquiquiner.
Je vois un Léon seul et perdu, comme un tout-petit à la sortie d’une école maternelle. Un Léon qui attendrait qu’on vienne le chercher.
Je grimpe les marches quatre à quatre, en luttant contre l’émotion qui me gagne. Je me prépare à le réprimander quand même, gênée de mon mièvre attendrissement, lorsque Léon me fait face.
A cet instant, son visage est si parlant que je renonce à troubler ce drôle de discours sans paroles par un bavardage inutile : ses lèvres pincées parlent de l’inquiétude de la sanction, ses yeux crient la tristesse et l’ensemble de son visage me raconte la longue histoire d’une solitude…
Alors, pour une fois, c’est moi qui prends l’initiative du sourire. Je lui souris, car c’est la seule chose sincère que je peux faire à ce moment-là. Le sermon de l’éducatrice qui pointe les règles me reste au travers de la gorge. Il me sourit à son tour et m’offre un visage lumineux. C’est ainsi que, pour l’occasion, j’oublie les sacro-saintes règles de Sa Majesté l’Autonomie.
Je le prends par la main, avec précaution. Comme un bébé qui risquerait de trébucher sans appui. Comme un petit garçon qu’on guide pour lui éviter les bobos. Comme un enfant qui a besoin d’un coup de pouce pour grandir. Comme un grand de douze ans qui vit dans la crainte de l’abandon.
Lentement, doucement, nous descendons l’escalier, main dans la main. Je me décide alors à rompre le silence :
« Allez viens, Léon. Qu’est-ce qu’on ferait sans toi ? »
Son sourire s’élargit et c’est lui qui m’entraîne à présent, me pressant d’avancer, avec jubilation. Il me tire par le bras, l’air de dire :
« Quelle traine-savate, celle-là ! »
Pour un peu, il m’aurait reproché de le mettre en retard. C’était de bonne guerre.
C’était de bonne guerre, en effet : une de ces petites batailles qui font le quotidien de l’éducateur.
Un enfant réfractaire au travail éducatif, des éducateurs qui s’obstinent.
Une situation qui se bloque, un petit rien qui fait que tout redevient possible.
Car, à présent, l’image d’un adolescent confiant, sourire aux lèvres, carte orange et carte téléphonique en poche, se superpose dans ma mémoire à celle de l’enfant perdu derrière la vitre.
Anne [éducatrice spécialisée]
Récit paru dans Petites histoires de grands moments éducatifs (L’Harmattan)
WIKI : empathie ; recadrage (reframe) : aller dans le sens du symptôme