En crèche, un enfant ne veut pas être changé par n’importe qui…
Lundi 12h. J’arrive à la crèche pour la première fois en stage d’observation. Je rencontre Jean, deux ans et demi ; la directrice me dit que c’est un enfant difficile : il parle peu, joue souvent seul ; le change et le déshabillage ne sont possibles qu’avec Anne, l’éducatrice de jeunes enfants. Si ce n’est pas le cas, il crie pendant un moment et refuse de dormir. La directrice me fait part de son énervement envers cet enfant : « C’est un roi qui fait ce qu’il veut ». J’entends, mais je préfèrerais voir par moi-même.
Ce jour-là, je vois Jean allongé au sol en plein milieu de la pièce avec des Legos et des animaux autour de lui. Je l’entends parler tout seul en regardant les animaux. Il rigole aussi. Je me dis que ça va pour lui : il est calme et ne dérange personne. Mais très vite, les professionnels pressent les enfants pour les déshabiller et les changer avant la sieste. Elles ne sont que 2 pour 19 enfants, la directrice vient les aider, je n’ai pas encore le droit de participer à ces moments-là.
Beaucoup de bruits dans la section, en ce moment… J’aperçois maintenant l’auxiliaire de puériculture, Carole. Elle s’approche de Jean, se baisse et lui demande s’il veut bien venir changer sa couche avec elle. Jean pose ses animaux, tourne sa tête vers Carole, la regarde et lui dit : « Non, c’est Anne ». Elle répond : « D’accord, alors tu le feras comme d’habitude en bas avant d’aller dormir, avec Anne ». Puis elle retourne dans la salle où se font les changes.
La directrice, qui n’était pas loin de moi, a vu la scène. D’un coup elle va droit vers Jean d’un pas déterminé en criant : « Maintenant, ça suffit ! ». Tout le monde se tait. Elle se baisse, Jean la regarde. Elle l’attrape par les dessous-de-bras, le traîne jusqu’à la salle de change, en disant : « Ce n’est pas toi le roi ici, Anne est occupée, là c’est Carole qui te change, ça prend cinq minutes et puis tu retourneras jouer !» Jean se débat comme il peut et crie : « Non ! Je veux pas ! C’est Anne, c’est Anne… » Cela dure un moment. Le voilà dans la salle de change, on l’entend continuer de crier le prénom d’Anne et pleurer en même temps. Puis au bout de dix minutes, plus de bruit. Carole a dû tant bien que mal arriver à le calmer.
Au bout de 15 minutes il ressort de la salle de change avec Carole. Il est déshabillé, avec une couche propre. Les yeux rouges, il cherche son jeu là où il l’avait laissé. Mais il a été rangé car c’est le moment de la sieste.
Quelques jours plus tard, je reviens, ayant réfléchi : il faut que j’essaye de faire quelque chose pour Jean. Je ne sais pas quoi, mais je me sens dans l’obligation d’essayer pour qu’il ne vive plus cela. J’ai été très touché, stupéfait de la scène. En colère également contre la directrice qui l’a obligé à être changé par quelqu’un dont il ne voulait pas : je tiens à préciser qu’il y a eu beaucoup de changements de personnes en peu de mois ; il n’y a qu’Anne que Jean connaisse depuis la rentrée. Carole n’est là que depuis une semaine. La matinée se passe, j’attends le temps du change pour aller vers lui. Plus le moment approche, plus j’appréhende. Comment il va réagir ? Est-ce que je vais réussir à l’aider ? Ne pas trop réfléchir, essayer plutôt que de ne rien faire et de le laisser dans cette situation.
L’heure est venue, tout le monde s’agite. Jean est quant à lui toujours allongé au sol avec les mêmes jouets. Dans la structure est développée la notion de « jeu libre ». Tous les jouets sont à disposition des enfants, ce qui permet à tous de développer leur créativité et d’affirmer leurs choix. Jean construit quelque chose avec les Legos et parle avec les animaux. Je remarque qu’avant de mettre un autre Lego sur son édifice il réfléchit, regarde et finalement le pose. On dirait que, malgré qu’il soit seul, pas accompagné par l’adulte, ni dirigé, il a un projet dans la tête et s’en sort très bien. Je m’approche doucement. Je m’assois à ses côtés. Il ne bouge pas, continue son jeu. Je reste un petit temps comme ça à me demander s’il ne m’a pas vu ou s’il fait semblant de ne pas me voir. Je l’observe discrètement : Tu es petit, des cheveux blonds coupés au carré qui t’arrivent devant les yeux, des yeux bleus, d’un bleu pur, qui font ressortir ta peau toute blanche. Tu les as grand ouverts : tu regardes profondément le jouet que tu as dans la main. Tes lèvres sont grandes et j’entends ta voix, on dirait une voix de dessin animé. Tu parles avec deux cochons dans tes mains. Tu as un gros pull vert qui t’arrive en dessous de la taille et qui recouvre bien l’odeur nauséabonde de ta couche qui n’a pas été changée depuis ton arrivée. Un pantalon que tu mets depuis plusieurs jours : il y a des traces de saleté dessus. Tes chaussures grises en cuir, trop grandes pour toi, sont neuves. Des chaussettes toutes bleues, trop grandes également. Jambes écartées, tête posée au sol, tu continues ton jeu, seul.
Je finis par prendre mon courage à deux mains : « Ça va Jean ? ». Il lève sa tête, me regarde, me fait un sourire et me répond « oui ». Je lui demande alors : « Qu’est-ce que tu as construit avec tes Legos ? » « Je construis la maison des trois petits cochons ». Puis il se met à chanter la chanson : “ Promenons-nous dans les bois… ”. Au moment où il chante que le loup s’habille et où il dit ce qu’il met, me vient une idée : « Et si on disait que toi tu étais le loup et que tu allais manger les trois petits cochons et qu’au lieu que le loup il s’habille pour aller les manger, il se déshabille ? ». Il me répond “ oui ”. Alors je me mets à chanter la chanson et il me suit : il chante avec moi. Quand on arrive au moment où le loup en temps normal s’habille, je lui prends son pied et dis : « J’enlève ma chaussure grise ». Il rigole. Alors je continue : « J’enlève mon autre chaussure grise et mes chaussettes bleues et mon grand pantalon ». Jean est maintenant déshabillé, il me regarde, rigole. Je me dis qu’on a bien avancé : il est déshabillé, sans pleurs, sans cri et dans la bonne humeur. Mais il reste sa couche à changer. Et aujourd’hui, c’est une nouvelle fois Carole qui est dans la salle de change.
Entre-temps, Jean s’est retourné et continue de construire sa « maison des trois petits cochons ». Je m’allonge à côté et je lui dis : « Tu sais, quand la maison elle sera finie, toi qui es le loup, tu pourras aller manger le cochon qui est dedans ; mais si tu vas changer ta couche avant c’est mieux, parce que sinon les cochons avec leur gros nez, ils vont te sentir arriver avec ta couche pleine et alors ils vont partir en courant !». Il me répond « oui, ma couche », en me la montrant et en la regardant. « Oui, ta couche ! Tu viens, on va la changer avec Carole dans la salle de bain, avec ta maison aussi et comme ça après tu pourras aller manger les trois petits cochons, tranquille ! ». Je me lève, lui tends ma main. Il prend sa construction avec sa main gauche, me donne sa main droite et vient avec moi dans la salle de bain, voir Carole. Elle est étonnée de le voir là, déshabillé, et elle lui demande même : « T’es bien là pour changer ta couche ? » Il ne répond pas, mais pose sa maison par terre et va voir Carole pour le change. Je sors et les laisse. Content qu’il ait accepté tout ça, je me demande tout de même si j’ai bien fait. Tout a été très vite. Quelques minutes plus tard, je le vois ressortir de la salle de change. Grand sourire aux lèvres, sa maison dans la main, il retourne au sol pour reprendre son jeu.
Un enfant si difficile que cela ? Depuis ce jour, il se déshabille seul et va voir la personne dans la salle de bain sans qu’on lui demande de venir.
Marc, Éducateur de jeunes enfants
(Récit est extrait du livre Sortir de l’impasse, L’Harmattan, p. 31-3 ; on y trouvera une analyse et des citations)
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