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« T’es revenue Blinka ? »

     « L’ordre de ne pas laisser l’autre seul, fût-ce face à l’inexorable,    

    est le fondement de la socialité  » 

    Emmanuel Lévinas, Ethique et infini, p. 117-8

    Une personne âgée perdue dans son monde, qui refuse de manger…

    Le service de gérontologie est un lieu où sont accueillies des personnes dépendantes, le plus souvent atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson, ainsi que des personnes autonomes ayant besoin d’un suivi médical très important. Certains des patients hospitalisés dans ce service savent qu’ils n’en ressortiront pas…

    Lorsque je suis arrivée dans l’hôpital, j’ai été surprise par l’aspect vide de ce grand bâtiment. Ce n’est qu’une fois le hall d’accueil dépassé que j’ai découvert une grande cour fleurie, une crèche d’où s’échappaient des rires et des cris d’enfants, et de grandes colonnes derrière lesquelles se trouvait le pavillon réservé aux personnes âgées.    Dans l’édifice, je fus étonnée par la décoration. C’était gai, il y avait beaucoup de couleurs partout et cela illuminait la salle où je me trouvais. Une petite femme ronde et souriante m’attendait ; elle se prénommait Josette et allait être ma responsable tout au long du stage.

    Elle commença tout d’abord par me faire visiter tous les étages, n’oubliant jamais de me raconter les « potins » sur chaque personne rencontrée. Ensuite, elle me fit découvrir le service que j’allais intégrer pendant un mois. Je fus impressionnée par un homme nu qui s’avançait vers moi et une femme échevelée qui criait : « Maman, maman ! »

    Josette me regarda en souriant et me rassura en me présentant ces deux patients. Je ne me sentais pas vraiment mieux, mais au moins, j’avais un soutien à mes côtés. Après ce petit incident, elle accompagna ces deux personnes dans leurs chambres et je la suivis. Nous avons traversé la salle à manger : elle était très grande, rose et bleue, avec des décorations et des dessins sur les murs. Dans un coin, il y avait une cuisine américaine qui servait uniquement pour les petits déjeuners. Visitant les chambres des patients, je constatais qu’elles étaient petites et qu’elles manquaient de vie : elles étaient lugubres, sombres et grises, sans aucune décoration et le mobilier était précaire.

    Une fois sa tâche terminée, Josette me présenta à l’équipe des aides-soignants et des agents hospitaliers. Nous étions seulement neuf personnes, moi comprise, pour cinquante-deux chambres. On m’expliqua le travail que j’avais à effectuer pendant mon service et le fonctionnement de l’équipe. Je rentrai chez moi, relativement intriguée et impressionnée…

    Le lendemain, je suis arrivée à sept heures, je me suis changée et j’ai rejoint Josette en cuisine afin de préparer le petit déjeuner : biscottes, café au lait, le tout mélangé dans un bol, la plupart des patients étant privés de dentition. Ensuite, nous sommes allées dans les chambres dont Josette s’occupait et elle me présenta, au fur et à mesure, aux patients.

    Une heure après, arrivant à la dernière chambre, j’ouvris la porte. Une forte odeur d’urine m’incommoda. Je dis un furtif « bonjour » et m’empressai d’aérer la pièce. Lorsque j’ouvris la fenêtre, je vis le visage de la patiente se tourner vers la lumière. J’observai ses traits tirés par la maigreur ; son visage s’illumina, peu à peu, à la chaleur du soleil.

    Josette me présenta à cette petite femme, Madame Gloss. Dès que celle-ci entendit ma voix, elle me dit : « Tu es revenue, Blinka ? » Je regardai Josette d’un air ahuri ; elle prit la main de Madame Gloss et lui dit : « Ce n’est pas Blinka, c’est Lauriane, une petite stagiaire, il faut redescendre sur terre ! » En une fraction de seconde, le visage lumineux devint terne et triste. Josette me proposa de rester avec Madame Gloss pour l’aider, mais en sortant de la chambre, elle demanda de ne surtout pas « rentrer dans son jeu ». Au moment où j’essayais d’aider la patiente, je m’aperçus qu’elle était aveugle. Comme elle ne pouvait pas s’alimenter seule, je mis la cuillère sur ses lèvres, mais elle refusa de manger. Une demi-heure après, Josette revint et me demanda d’abandonner, car c’était « tous les jours la même chose ». À la fin de la journée, l’équipe me confia trois patients, dont Madame Gloss. En rentrant chez moi, je pensais toujours à ce qui s’était passé, le matin, avec ma future patiente.

    Le matin suivant, Josette m’attendait, car j’étais un peu en retard, et à peine étais-je changée, qu’elle me donna la table roulante avec tout ce qu’il me fallait pour tous mes patients, en me précisant que je ne pourrais pas m’occuper de Madame Gloss aujourd’hui : elle n’avait pas dormi de la nuit et le médecin lui avait administré un calmant.

    Je commençai donc le travail avec les autres patients et vers dix heures trente, j’avais fini. Je partis vers la salle de soins pour savoir si quelqu’un avait besoin d’aide. Je ne trouvai personne, mais j’aperçus, sur le bureau, le dossier de Madame Gloss. Je me mis à la recherche de l’infirmière pour qu’elle m’autorise à le lire. Une fois la permission obtenue, je découvris le passé de cette petite dame et quel ne fut pas mon étonnement quand je lus toutes les souffrances qu’elle avait endurées.

    Madame Gloss était juive et son nom de jeune fille était Cohen. Elle avait vu, à l’âge de vingt ans, son père se faire fusiller par les Allemands lors d’une rafle ; son mari avait été tué sous ses yeux car il avait été dénoncé comme résistant. Avec sa mère et son frère, elle avait été déportée, mais pas dans le même camp de concentration. Pendant sa captivité, les Allemands lui retirèrent les ovaires, afin d’éviter la « reproduction de sa race », et son rêve d’avoir des enfants s’envola. Sa vie ne fut ensuite qu’une série de dépressions liées aux traumatismes de son passé. À soixante-dix-ans, n’ayant plus aucune famille et étant incapable de subvenir à ses besoins, elle fut placée dans cet hôpital. Depuis son arrivée, elle avait perdu petit à petit le peu d’autonomie qu’il lui restait. À présent, elle ne pouvait plus rien faire toute seule, et son état de santé se dégradait.

    Après la lecture de son dossier, je compris mieux pourquoi Madame Gloss s’était inventé un autre monde : qui aurait voulu vivre ce qu’elle avait vécu ? Après tout, personne n’avait le droit de l’empêcher de vivre dans ce monde qu’elle s’était créé : si cela pouvait lui faire du bien et lui redonner envie de vivre ! Peut-être qu’elle se laissait aller parce qu’on lui rappelait tous les jours qu’elle était dans un hôpital ?

                Ce même jour, je décidai de « rentrer dans son monde ». Je pénétrai dans la chambre de Madame Gloss, lui dis : « Bonjour ! », et ouvris les fenêtres en grand. Je lui demandai : « Avez-vous bien dormi ? » Elle me répondit : « C’est toi, Blinka, tu es revenue ? » Alors je l’ai regardée, indécise, et lui ai dit finalement : « C’est bien moi, je suis revenue, car les voisins m’ont écrit pour me dire que vous n’alliez pas bien. »

                D’un seul coup, elle s’est mise à sourire et à raconter tout ce qui « s’était passé » ces temps-ci pour elle : ce qu’elle faisait de ses journées, les dernières robes qu’elle s’était offertes, les grands bals auxquels elle avait été conviée, les dernières aventures de son mari lors de ses missions de contrebandier… Ensuite, elle me demanda de lui préparer son repas et de l’aider à manger. Comme par enchantement, Madame Gloss mangea tout son bol de biscottes écrasées dans du café au lait.

                Par la suite, Madame Gloss et moi « partagions » beaucoup de choses, car dans son monde imaginaire, j’étais sa servante. Son mari était un riche contrebandier qui était souvent absent. Elle était une aristocrate rebelle et coquette. J’ai laissé Madame Gloss inventer de nouvelles histoires, de nouvelles aventures… Mais elle savait revenir à la réalité dès que je lui demandais. Tous les matins, après sa toilette, nous commencions nos séances d’habillage. Je lui décrivais une à une toutes ses robes et toutes ses chaussures, je la parfumais puis je la coiffais soigneusement : Madame Gloss avait de très longs cheveux, ce qui me permettait de lui faire des chignons au lieu de ses affreuses couettes habituelles. A 13 heures, après le repas, je prenais le temps de lui masser les jambes pour qu’elle se détende. En même temps, nous écoutions de la musique classique diffusée par son radio-réveil, et Madame Gloss prenait plaisir à raconter aux autres patients que des musiciens venaient jouer pour elle tous les après-midi. Ensuite elle s’endormait et je la retrouvais le lendemain matin.

                Madame Gloss avait maintenant vraiment changé : elle ne faisait plus pipi au lit, elle avait pris trois kilos, rigolait, chantait des chansons d’autrefois et fredonnait des airs de musique classique. Elle avait retrouvé le sourire et un peu de joie de vivre. Mes collègues étaient surpris, car lors de mes absences, elle voulait choisir ses toilettes, demandait qu’on la parfume et la coiffe. Si elle trouvait que sa toilette était faite trop rapidement, elle ne se privait pas pour faire des remontrances. Elle reprenait petit à petit goût à la vie et n’acceptait pas qu’on la néglige.

                Il ne me restait plus que deux jours et j’attendais le moment propice pour lui annoncer mon départ. J’avais peur qu’elle le prenne mal. Finalement, pendant le petit déjeuner, c’est elle qui me demanda combien de temps je comptais rester. Je lui répondis que j’avais une proposition pour aller en Australie le lendemain. Enthousiasmée, Madame Gloss me dit : « Vas-y, tu es jeune, profite ! »

                Je fus d’abord surprise, puis soulagée par sa réaction. Je pris tout de même le temps de discuter avec elle du futur. Je lui recommandai de demander que l’on continue de prendre soin d’elle, de dire à haute voix ce qui lui déplaisait et la rendait mal à l’aise, en un mot de ne pas garder les choses pour elle. Je lui ai aussi expliqué qu’il n’y aurait plus personne pour lui masser les jambes tous les après-midi et je lui montrai comment le faire seule. Par contre, si un jour elle se sentait trop fatiguée pour le faire, qu’elle demande qu’on veuille bien l’aider.

                Le lendemain, Madame Gloss et moi avons discuté une dernière fois, puis arriva le moment des adieux. Elle me prit dans ses bras et me dit : « Au revoir, Lauriane ». Je me suis demandé, après cet au revoir, si Madame Gloss avait su pendant tout ce temps qui j’étais réellement.

    Lauriane [monitrice-éducatrice]

    Texte paru dans Petites histoires de grands moments éducatifs, p. 210, suivi d’une analyse et de citations

    Pistes de réponses : Le jeu

    « L’acceptation de la réalité est une tâche sans fin et nul être humain ne parvient à se libérer de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors ; (…) cette tension peut être soulagée par l’existence d’une aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas contestée (arts, religion, etc.). Cette aire intermédiaire est en continuité directe avec l’aire de jeu du petit enfant « perdu » dans son jeu. (…) Nous n’exigeons pas de l’enfant qu’il prenne parti en ce qui concerne la subjectivité ou l’objectivité du lieu où se situe l’objet transitionnel. Si un adulte prétendait nous faire accepter l’objectivité de ses phénomènes subjectifs, nous verrions dans cette prétention la marque de la folie. Toutefois, si l’adulte parvient à jouir de son aire personnelle intermédiaire sans rien revendiquer, il n’est pas exclu que nous puissions y reconnaître nos propres aires intermédiaires correspondantes. Nous nous plairions à constater un certain chevauchement, c’est-à-dire une expérience commune (…) »

    D. W. Winnicott, Jeu et réalité, p. 24

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