Je travaille depuis quelques mois dans un institut de rééducation en internat. Issa vient d’avoir neuf ans, c’est un petit garçon à la peau noire, au regard malicieux et qui est toujours bien habillé : une des ses particularités, c’est d’être toujours très soigneux, très soucieux de ne pas se salir. Il fait partie du groupe dont je m’occupe, un groupe constitué de dix enfants âgés de 8 à 12 ans, dont une seule fille. Ce sont des enfants souffrant de « troubles du comportement » et de retards scolaires importants. Je travaille en collaboration avec deux institutrices spécialisées, C. et V.
Dans le cadre d’un projet de classe sur le Moyen Âge, nous avons mis au point avec les enfants un séjour de 48 heures. Nous sommes partis en trafic, destination une ville fortifiée de la région. Nous sommes logés dans un gîte à quelques kilomètres de la ville. Les enfants sont répartis par chambre de trois. Issa dort en hauteur, dans un lit superposé au dessus de F. et en face de M. Le gîte est situé en pleine campagne ; dans la cour, il y a un enclos avec un gros cochon et derrière la maison, un champ où se promènent de jolis poneys…
Le premier jour, vers 16h 30, alors que nous venons de finir le goûter, tout le monde est un peu fatigué par cette journée passée au grand air. Nous nous sommes réchauffés avec un grand bol de chocolat chaud et régalés avec des bonnes tartines de Nutella.
Pour se reposer avant la visite de la ferme où nous assisterons à la traite des vaches, vers 18h 30, je propose aux enfants de leur raconter une histoire de chevaliers, de dragons et de princesses… Le groupe est enthousiaste, tout ce petit monde va s’installer confortablement sur des coussins. Je m’installe à mon tour, face aux enfants assis en demi-cercle. Je commence à lire, et je m’applique à rendre mon histoire aussi vivante que possible en donnant à chaque personnage une voix qui convienne à son caractère dans l’histoire. Je m’arrête de temps en temps pour observer les réactions des enfants à l’écoute de cette histoire d’un genre fantastique. Ils sont tous attentifs et calmes, ils semblent apprécier ma façon de raconter l’histoire et ils ponctuent mon récit de petits commentaires très courts traduisant leurs émotions, ou leur parti pris pour certains personnages…
Soudain, Issa, qui n’avait rien dit du tout depuis le début, prend la parole en se levant, interrompant ma lecture :
« Christelle, emmène-moi, moi tout seul, voir les poneys, maintenant ! »
Surprise, je le regarde et lui explique :
« Issa, ce n’est pas possible pour le moment, il faut que je finisse de raconter l’histoire. Tu n’as pas envie de connaître la suite ? »
Il se rassoit et ne répond pas. Je reprends :
« Si tu veux, nous irons les voir tous les deux après, quand l’histoire sera terminée. Ou alors, si tu veux y aller tout de suite, demande à C. ou à V. de venir avec toi… »
Toujours aucune réponse de sa part. Les autres enfants commencent à s’impatienter, je reprends donc le fil de mon récit.
Issa se met à provoquer Yohann, visiblement dans le but d’empêcher la fin du récit. Il essaie d’abord de lui parler, cherchant un complice pour me faire voir qu’il n’est pas le seul à ne plus vouloir écouter mon histoire. Ne trouvant pas l’appui de Yohann, il lui met des coups d’épaule. J’interviens :
« Issa, calme-toi ou va faire autre chose ! Tu n’es pas obligé d’écouter la fin si tu n’en as pas envie, mais n’embête pas les autres ! »
Il se met à soupirer mais reste assis. A peine trois minutes plus tard, il recommence. Yohann, qui est un enfant fragile, ne supporte pas cette agression. Coups, insultes, la situation dégénère très vite, les autres enfants se mettent à crier… Je me lève rapidement et m’interpose entre les deux enfants, pour éviter la bagarre générale. C., avertie par le bruit, sort de la cuisine, entre dans le salon et décide d’isoler Issa du reste du groupe pour qu’il puisse se calmer. Je fais rasseoir les autres enfants en essayant de ramener le calme. Yohann a beaucoup de mal à se rasseoir…
C. demande à Issa de monter dans sa chambre. Il s’énerve, attrape une chaise et la balance sur elle. Je demande à V. de prendre ma place et je pars immédiatement aider C. à contenir Issa.
Le reste du groupe est très mécontent que l’histoire soit de nouveau interrompue et que ce soit V. qui la reprenne.
Nous montons Issa dans sa chambre avec bien du mal, il se débat violemment. Il hurle, jette tous les objets à portée de main : magasines, tables de chevet… Il risque de nous blesser et de se blesser. Nous devons donc l’immobiliser sur son lit. C. lui maintient les jambes et je lui maintiens le buste. Il hurle, insulte C. et s’enferme dans des propos répétitifs. J’essaie de maintenir le contact en lui parlant doucement pour l’apaiser ; il est brûlant, j’ai l’impression que son cœur va jaillir de sa poitrine tellement il bat fort. J’ai beau lui parler, il semble ne pas m’entendre.
Cela dure environ 45 minutes. Il se met à pleurer et se calme enfin. Nous le lâchons, C. descend rejoindre le reste du groupe, me laissant seule avec lui.
Il me dit qu’il veut rentrer chez lui, attrape son sac et commence à ranger ses affaires, silencieusement. Je m’assois près de lui et je lui propose de l’aider à faire sa valise. Il semble surpris par ma réaction, mais accepte. Je suis la seule à parler, détaillant ses affaires et le complimentant sur sa façon soignée de les plier et de les ranger. Il ne parle pas, mais je sais qu’il m’écoute. Une fois son sac terminé, je lui conseille de s’habiller chaudement en prévision de son long voyage et du froid de ce mois de novembre… Je continue mon « jeu », et je l’aide à porter ses bagages. Je lui ouvre la porte du gîte en lui souhaitant bonne route, et je referme la porte. Je retourne voir les autres enfants ; ils sont angoissés par le « départ » de leur camarade. Ils ne comprennent pas pourquoi je l’ai laissé partir. Ils sont démobilisés et agités. « Ne vous inquiétez pas. Issa est en colère, il a besoin de prendre l’air, et lorsqu’il sera calmé, il reviendra. »
« Et s’il part pour de vrai ? », me demande Cédric. « S’il n’est pas là dans un petit moment, j’irai le chercher. Ne t’inquiète pas. »
En fait, je suis un peu inquiète, même si je sais que notre petit aventurier ne pourra pas aller bien loin, vu que le gîte se trouve en pleine nature, à des kilomètres de la gare. A perte de vue, il n’y a que des champs, et un chemin très peu fréquenté par les automobilistes. Environ 15 minutes plus tard, je décide d’aller voir où est parti Issa. Car finalement, je ne sais plus trop si j’ai bien agi en le laissant partir. Je me demande ce qu’il a pu ressentir lorsque j’ai refermé la porte, le laissant tout seul dehors. Je décide d’y aller en trafic, ne sachant pas trop où sa colère a pu l’emmener…
A peine sortie de la cour du gîte, j’aperçois Issa, assis sur sa valise, au milieu d’un champ, dans la position du penseur de Rodin, une sucette à la bouche ! On dirait qu’il ne m’a pas vu, perdu, semble-t-il dans ses pensées… Rassurée et amusée par cette situation, je retourne chercher l’appareil de photos numérique. Tout d’abord, j’attends en écoutant de la musique, montant le volume de façon à ce qu’Issa constate ma présence. Il me regarde et semble avoir très froid (par défi, il n’avait pas voulu prendre son blouson), mais il ne bouge pas, il m’observe attentivement. Je sors de la voiture et commence mon jeu de « photographe » : tout en avançant doucement, je lui demande : « Prends la pose comme si tu étais une star ! » Il se prend au jeu avec un sourire timide : il se cache derrière son sac, en prenant toutes sortes de poses amusantes.
Je suis maintenant tout près de lui et je lui demande en lui touchant les mains s’il n’a pas trop froid, s’il rentre avec moi ou s’il compte prendre un taxi ! Il me répond qu’il préfère prendre un taxi, trop fier pour rentrer avec moi. Je rentre confiante, pensant que cette fois, il va bientôt revenir.
Les enfants jouent au foot dans la cour.
A peine 5 minutes plus tard, Issa apparaît, se cachant derrière le mur de l’entrée de la cour du gîte. Il attend là, ne sachant pas comment rentrer et faire face aux autres enfants. Je m’avance vers lui, suivie de quelques enfants qui l’ont aperçu. Je lui dis qu’il doit être fatigué après ce long voyage, et je raconte aux enfants qu’il a visité de nombreux pays et vu de nombreux animaux : des zèbres, des pingouins, des chameaux… Les enfants se prêtent au jeu, lui posent des questions : « T’es allé où ? » « T’as été dans mon pays ? », l’accueillant en grand explorateur !
Issa semble très étonné, mais très content d’être accueilli de cette façon, lui qui paraissait si angoissé par son retour. Il raconte, imagine son aventure : « J’ai beaucoup marché, j’ai pris l’avion, le train, et même le bateau… » Il discute avec les autres et rentre dans le gîte, l’air de rien, le sourire aux lèvres et ne s’arrêtant plus de parler.
Quelques minutes plus tard, il attrape son sac et se dirige vers les escaliers qui mènent aux chambres. Il se retourne vers moi et me demande timidement si je peux l’aider à ranger ses affaires. J’accepte. Il me parle de tout et de rien : à quoi nous avons joué, ce que nous allons manger… comme si rien ne s’était passé. Une fois toutes ses affaires rangées, il me demande s’il peut regarder les photos que j’ai prises de lui sur l’ordinateur portable, et s’il peut les faire voir aux autres enfants ! Nous descendons et il présente ses excuses à C., à moi, puis au groupe, sans que personne ne lui ait demandé de le faire. Nous branchons l’ordinateur portable, nous regardons ensemble les photos. Issa constate qu’elles sont réussies, et il appelle ses camarades. Nous le taquinons gentiment en commentant les photos…
La journée s’est finie dans le calme. Issa a été très serviable, il a proposé de mettre la table et il s’est porté volontaire pour nous aider à faire la cuisine.
Christelle, Monitrice-éducatrice
Pistes de réponses : Recadrage (reframe), Réparation, Le jeu (imaginaire)