Une mère habille sa fille de trente ans, trisomique et psychotique, d’une façon que nous désapprouvons…
Voilà quelques semaines que je viens de débuter mon stage dans une Maison d’accueil spécialisée (MAS) qui accompagne des personnes adultes et des personnes vieillissantes, polyhandicapées et atteintes de troubles psychotiques et autistiques. Très vite, je fais la connaissance de Mathilde, qu’il est difficile de ne pas remarquer ! Mathilde est une toute jeune trentenaire, pleine de vie. Diagnostiquée trisomique 21, elle présente également des troubles psychotiques (hallucinations) et autistiques (stéréotypies), et manifeste un syndrome de West (spasmes ou flexions). Malgré son âge, Mathilde a encore l’apparence d’une petite fille. De petite taille, elle arbore un style vestimentaire enfantin. Lorsque je fais part de ma réflexion à l’équipe, elle me répond d’une seule voix : « C’est normal, sa mère ne l’habille qu’avec des vêtements de petite fille. D’ailleurs, toute sa garde-robe provient d’enseignes pour enfant ! »
Il se dit aussi que Mathilde est une jeune femme « caractérielle ». C’est vrai, elle sait ce qu’elle veut, et n’hésite pas à user de ses charmes pour tenter d’arriver à ses fins. Elle a une forte personnalité, et si elle ne parle guère, elle sait se faire comprendre. Elle aime également aller au-devant des autres, même des inconnus. C’est d’ailleurs elle qui fera le premier pas pour venir à ma rencontre. Mais elle a des changements d’humeur et passe parfois du rire aux larmes très rapidement. En effet, elle se fait très vite remarquer par ses hurlements et les mutilations qu’elle s’inflige. Des traces de morsures longent ses avant-bras, la peau arrachée laisse des ecchymoses encore ensanglantées… Mes collègues m’avouent se trouver démunis : « On ne sait plus quoi faire. Quoi que l’on fasse, elle continue de se mordre. On la soigne, on lui met des pansements, mais rien à faire, elle les arrache et recommence… » On me précise qu’elle avait le même comportement dans sa précédente institution.
Mathilde est une jeune femme très entourée de sa famille, de milieu très aisé. Elle n’a qu’un seul frère, de neuf ans son aîné. Elle est très couvée par sa mère, qui m’est présentée comme « étouffante » par les soignants de l’établissement. On m’explique qu’elle est elle-même très attachée à sa mère, avec qui elle est toujours très câline et en demande d’attention. Cette femme est systématiquement en opposition avec l’institution. Lorsque les professionnels rencontrent les deux parents, le père de Mathilde reste toujours en retrait, levant les yeux au ciel à la moindre remarque de sa femme.
Je découvre rapidement que Mathilde répète toute la journée le mot « bébé », inlassablement, tout en se désignant du doigt pour nous montrer qu’elle parle bien d’elle. Surprise, je décide d’en discuter avec sa référente qui m’explique : « Forcément, sa mère l’appelle comme ça ! Et la considère également comme telle ! Pourtant, on répète sans arrêt à Mathilde qu’elle n’est plus un bébé, qu’elle est une adulte. Mais que veux-tu, arrivé le week-end, elle entend de nouveau sa mère l’appeler “bébé” ! » Je me dis alors qu’à travers ce mot, Mathilde reste fidèle à l’image que lui donne sa mère….
Nous sommes vendredi, jour des départs en week-end. Pour la première fois, je vais faire la rencontre de Madame V., la maman de Mathilde. Je décide d’aller discuter avec elle, car je suis inquiète de voir sa fille si violente avec elle-même. Et je me demande si cela se passe de la même manière au domicile. Mais lorsqu’elle arrive, son regard est froid et elle ne semble pas disposée à échanger avec moi. Je décide tout de même de me lancer…
« Excusez-moi, j’aimerais discuter avec vous de Mathilde, dis-je, après m’être présentée.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » me répond-elle sèchement, en regardant ailleurs.
« Je m’inquiète beaucoup pour votre fille. Sa violence m’impressionne. J’aimerais comprendre ce qui engendre une telle mutilation. »
« Écoutez, avec Mathilde, ça marche au relationnel. À la maison, ça se passe très bien. C’est vous ! ! Ici, elle ne doit pas supporter quelqu’un. »
Puis elle prend le sac de Mathilde et emmène sa fille pour le week-end. Je m’y suis mal prise avec cette maman. J’ai sûrement été trop directe avec elle…
Le lundi suivant, jour de retour de week-end, je suis seule avec le groupe. C’est donc moi qui reçois Madame V. Comme vendredi, elle paraît énervée. Elle s’approche et, sans me regarder vraiment, me dit de but en blanc :
« Dites donc, je ne suis pas trop d’accord pour que vous achetiez des vêtements à ma fille ! »
« Excusez-moi, je ne vois pas de quoi vous parlez… »
« Je parle de ça, me dit-elle en me tendant un chemisier blanc sous le nez. »
« Ah oui, la semaine dernière nous avons acheté quelques vêtements pour certains résidents… Vous n’aimez pas ? »
« Non, je n’aime pas du tout ! Ce n’est pas le style de ma fille ça. Je ne suis pas d’accord ! C’est à moi de lui acheter ses vêtements ! »
Et sur ces dernières paroles, elle repart très en colère. À ce moment, je me rappelle les propos que m’avaient tenus mes collègues… Je décide alors de faire part de ce qui s’est passé à l’équipe, afin de savoir si cette question de « vêture » a déjà été abordée avec la mère. Effectivement, Jessica, une AMP (Aide médico-psychologique), m’explique que Madame V. ne supporte pas que Mathilde porte d’autres vêtements que ceux qu’elle lui achète : « C’est n’importe quoi ! Elle n’a que des vêtements de petite fille de 10 ans. Dès qu’on essaye de lui acheter quelque chose de plus femme, sa mère refuse ! De toute façon, on commence à en avoir marre, elle n’est jamais contente… Faudrait peut-être qu’elle ouvre les yeux, et qu’elle se rende compte que sa fille est une adulte ! »
Les jours passent… Mes collègues semblent de plus en plus en opposition avec ce que peut dire cette maman, et elles ne manquent pas d’exprimer leur agacement quant aux reproches que celle-ci ne cesse de leur faire. De plus, la violence de Mathilde sur elle-même est de plus en plus inquiétante, ce qui pose énormément problème au sein de l’unité de vie. En effet, le comportement violent de Mathilde effraie les autres résidents.
Lors de la réunion suivante, je demande qu’on mette à l’ordre du jour cette situation afin d’essayer de trouver des solutions. Dès que la chef de service commence à aborder le sujet, toute l’équipe éducative réagit immédiatement : « On en a marre ! Madame V. ne nous fait que des reproches ! Ce n’est pas possible de discuter avec elle… » Il me vient alors une idée, que je décide de partager avec les membres de l’équipe. Je suggère qu’il pourrait être intéressant de proposer à Madame V. de venir acheter les prochains vêtements de Mathilde avec un professionnel. « L’anniversaire de Mathilde approchant, nous pourrions dire à Madame V. que l’établissement souhaiterait offrir quelques vêtements à la jeune femme, mais que nous aimerions qu’elle soit avec nous, afin de nous donner son avis. » Après avoir consulté les professionnels, qui sont d’accord pour que l’on essaye, la chef de service propose que j’en parle à Madame V. dès sa prochaine venue dans l’établissement.
Le week-end arrive. Comme chaque vendredi, c’est Madame V. qui vient chercher Mathilde, pendant que Monsieur V. attend dans la voiture… Dès que je l’aperçois, je m’approche d’elle.
« Bonjour Madame, comment allez-vous aujourd’hui ? »
« Ça va merci. »
Son ton est froid et méfiant. Comme les fois précédentes, Madame V. fuit mon regard, comme si elle tentait de mettre fin au plus vite à notre discussion.
« Écoutez, je voudrais vous proposer quelque chose. Voilà, c’est bientôt l’anniversaire de Mathilde, et nous aimerions lui offrir quelques vêtements. La dernière fois, vous nous avez fait part de votre désaccord sur le fait qu’on achète seuls des vêtements pour votre fille. Alors voilà, je voudrais savoir si vous aimeriez vous joindre à Mathilde et à moi-même pour une après-midi shopping ? »
Madame V. me regarde, surprise… À ce moment, je suis en plein doute. « Euh, écoutez, je vais y réfléchir », dit-elle précipitamment. Puis elle me tourne le dos et emmène Mathilde pour le week-end.
Le lundi suivant, je suis aux aguets, impatiente de voir si Madame V. a réfléchi à ma proposition. Mais je préfère rester dans la cuisine quand elle arrive, afin de la laisser décider de venir à moi. Dix minutes se passent, elle ne se manifeste toujours pas… Je commence à perdre espoir, quand tout à coup, Madame V. s’approche de moi et me dit, sur un ton neutre : « C’est d’accord pour votre proposition. » Ravie, je lui propose de choisir une date pour notre sortie. Le rendez-vous pris, elle s’en va sans tarder.
Le jour J est enfin arrivé. Mathilde, mise au courant de la sortie, semble très impatiente ; mais je remarque une chose étonnante : elle ne s’est pas mutilée de la matinée… Il est 13 heures lorsque Madame V. arrive. Elle me semble toujours sur la défensive. Je la salue et lui demande comment elle va. « Je vais bien merci », me répond-elle, sans rien ajouter. Je lui propose alors de préparer Mathilde pendant que j’irai chercher les clefs de la voiture. Elle emmène sa fille dans la chambre pour l’habiller. Je suis très anxieuse, je ne sais pas comment Madame V. va se comporter lors de cet après-midi, et je redoute son habituelle agressivité.
Bientôt, Mathilde me rejoint avec sa mère. Et après avoir dit au revoir à tout le monde, nous partons. Dans la voiture, Madame V. ne semble pas davantage disposée à discuter. L’ambiance est lourde, la route me paraît longue… Nous arrivons à la galerie commerciale. Je propose à Mathilde de choisir la boutique par laquelle elle souhaite commencer. Spontanément, la jeune femme me montre du doigt un magasin pour enfants, le regard tourné vers sa mère. Ne voulant contrarier personne et sentant l’enjeu, j’accepte. Nous nous dirigeons en silence vers cette boutique. À peine dans le magasin, Madame V. me dit :
« Vous savez, ce n’est pas facile tous les jours avec Mathilde… Je la vois encore comme mon bébé, j’ai beaucoup de mal à la voir grandir. »
« Je comprends, l’annonce du handicap a dû être difficile… »
« En effet ! Lorsque l’on m’a annoncé que Mathilde était atteinte de trisomie, j’ai paniqué ! Et puis, quand elle est arrivée, je l’ai choyée, couvée. J’avais peur pour elle, j’ai toujours voulu la protéger… »
« Cela a dû être difficile pour vous de la placer en institution »
« Oui, très dur ! J’ai eu l’impression de l’abandonner. D’être une mauvaise mère aussi… Je ne pouvais pas m’occuper d’elle… »
À cet instant, je comprends mieux. Derrière cette carapace d’agressivité se cache une femme meurtrie. Je lui propose tranquillement d’aller dans un autre magasin. Elle accepte aussitôt. Ne voulant pas la brusquer, je choisis plutôt une boutique au style moderne puisqu’elle nous a déjà fait part de ses réserves quant aux vêtements trop « classe ». Je la laisse faire le tour du magasin ; elle me montre différents modèles dans lesquels elle verrait bien sa fille. Et contre toute attente, elle me demande mon avis, et même quelques conseils. Nous faisons donc essayer plusieurs tenues à Mathilde, et une fois toutes les trois d’accord, nous nous décidons pour un pull bleu marine. Madame V. est détendue, c’est la première fois que je la vois sourire. Mathilde est elle aussi très souriante et semble également apprécier ce moment.
Nous continuons notre après-midi par une petite pause au bar du centre-ville, et c’est de nouveau le temps des confidences. Madame V. me raconte : « Depuis que Mathilde est petite, sa joie de vivre fait rayonner notre maison. Mais elle a toujours été très colérique et capricieuse. Elle nous en a fait voir de toutes les couleurs : sa violence, ses cris… On ne savait plus comment s’y prendre, et on n’avait personne sur qui compter pour nous aider. Beaucoup d’amis ont commencé à s’éloigner, à moins venir à la maison… Et je comprends, on ne peut pas leur reprocher ! J’ai dû arrêter de travailler pour pouvoir m’occuper d’elle. Je n’arrivais pas à me résoudre à la placer en institution, c’était trop douloureux pour moi… C’est lorsque j’ai commencé à avoir des soucis de santé que je me suis résignée à la confier à un établissement médicalisé. J’étais fatiguée, mon dos me faisait souffrir, je voyais bien qu’il m’était devenu impossible de continuer. Malheureusement, j’ai eu beaucoup de difficultés à m’adapter à ce nouveau mode de vie, j’ai toujours été mal à l’aise face aux professionnels, comme une impression d’être jugée… Et aujourd’hui, quand je viens chez vous, je me sens comme en territoire ennemi… »
Je l’écoute, et ne dis presque rien. Je la laisse se confier ; me parler semble la libérer d’un poids… Mathilde, quant à elle, nous regarde attentivement. Elle semble apaisée.
Il est 17 heures lorsque nous décidons de rentrer à l’institution. Contrairement à l’aller, le trajet est joyeux, ponctué de bavardages, de rires et de chants. Et lorsque je regarde Mathilde dans le rétroviseur, je vois un sourire sur son visage et son regard rempli de joie. De toute l’après-midi, il n’y a eu ni automutilation, ni cris ni pleurs.
Arrivée à la MAS, Madame V. emmène Mathilde se déshabiller. Je les laisse seules, préférant leur accorder ce petit temps supplémentaire rien que pour toutes les deux. Le moment de se dire au revoir est arrivé. Madame V. demande à me parler : « Merci encore pour cette journée. Cela faisait longtemps que ma fille et moi n’avions pas partagé un moment comme celui-là. Et merci d’avoir pris le soin de m’inviter pour cet après-midi, c’était important pour moi. Je sais que parfois je peux être compliquée et revendicatrice, mais ce n’est pas forcément contre vous toutes. Je sais que ma fille est entre de bonnes mains… »
Aurélie, éducatrice spécialisée
(Récit paru dans un article de VST n° 115, 3ème trimestre 2012, CEMEA Erès sous le titre : « Les professionnels, les parents et leur enfant handicapé. Une histoire de politesse subtile »)
Pistes de réponses : recadrage ; travail avec les familles ; circonstances