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« Aujourd’hui, c’est pour nous »

    Arrive chez nous une maman avec son bébé. Elle paraît bien timide, et ne parle guère français…

    Je suis stagiaire accueillante dans un lieu d’accueil enfants-parents itinérant intervenant dans le département de la Seine-Saint-Denis. L’équipe accompagne des familles précaires vivant dans des hôtels sociaux, elle intervient également dans un accueil de jour ainsi que dans une maison de quartier. Le LAEP permet aux parents de rompre l’isolement, de favoriser la socialisation des enfants et de soutenir la relation parents-enfants. Je participe à l’aménagement de l’espace et à l’accueil des familles. À leur arrivée, j’écris le prénom des enfants sur une ardoise prévue à cet effet. J’observe discrètement les échanges entre les enfants et les parents et je suis présente dans une posture d’écoute active afin d’accompagner et d’encourager les interactions. Chaque séance dure deux heures et a lieu du mardi au samedi.

    Je me souviens de notre première rencontre avec ta mère. 

    Je me souviens de la première fois que tu as essayé d’attraper un hochet avec tes mains.

    Je me souviens de ton bonnet sur la tête. 

    Je me rappelle des bruits de pas de ta mère en entrant au LAEP

    Ce jour-là, à 11heure une accueillante EJE, Laura, et moi-même attendons impatiemment parents et enfants. L’atmosphère est paisible. Au loin, on entend les pas des familles sortant de l’hôtel. La pièce, quant à elle, est délicatement éclairée par la lumière tamisée du plafonnier. L’espace est aménagé avec des coins délimités : un tapis recouvre le sol, sur lequel sont disposés des blocs moteurs ; des livres sont  placés dans différents coins de la pièce ; un coin est aménagé pour les bébés ; un peu plus loin, sur une table, une plaque de cuisson en plastique est disposée, entourée de petites casseroles, de verres colorés et de divers ustensiles de cuisine et de fruits en plastique. Tout au fond de la pièce, une grande table adaptée aux enfants plus âgés et aux adultes est aménagée pour le dessin. Des feutres, des feuilles blanches, des mandalas et de la pâte à modeler y sont disposés.

    Quelques minutes plus tard, Madame B. entre dans l’espace en marchant doucement, presque sur la pointe des pieds. Elle est grande et mince, avec une posture légèrement inclinée qui laisse transparaître une certaine prudence. Son expression révèle une tendresse accompagnée d’hésitation, et son regard parcourt la pièce avec attention. Elle porte une robe africaine, des claquettes et un pagne coloré où sa fille est serrée contre elle sur son ventre. La petite  porte un bonnet sur la tête et une robe. Le regard de Madame B. balaie rapidement la pièce. Elle avance encore, lentement. Je l’observe. Nous la saluons, elle nous répond “Bonjour” d’une voix timide.

    Laura demande d’une voix douce “Êtes-vous déjà venue au LAEP ?”. Madame B. répond rapidement “Oui oui” en hochant la tête. C’est la première fois que je la rencontre. Je me présente ainsi que Laura. Madame B. s’assoit sur une chaise mais son dos reste légèrement courbé, comme si elle hésitait à se détendre complètement. Son bébé reste blotti contre elle. 

    Laura s’approche, en tenant un tableau et un marqueur, et s’accroupit par terre face à Madame B. “Comment s’appelle votre fille ?” demande-t-elle d’une voix chantante. “ Fatoumata” répond la mère. Laura répète le prénom de la petite fille puis elle demande l’âge de l’enfant. La mère répond: “6 mois”. Elle fouille dans son sac et sort un papier qu’elle tend à Laura, l’acte de naissance de sa fille. Laura le regarde puis inscrit le prénom sur le tableau, et dépose le tableau sur  une étagère.

    “ Quelle langue parlez-vous? demande Laura. “ Bambara” répond Madame B. Laura sort son téléphone. Elle dit “ Bonjour” en Bambara, la mère sourit. Je m’assois sur un tapis et j’observe. La mère restant sur sa chaise, Laura lui dit “ je vois que votre fille bouge, vous voulez aller sur le tapis pour être plus à l’aise ?” La mère répond “ Oui”. Elle se lève doucement et se dirige vers le coin bébé, Laura la suit. La mère installe sa fille contre elle, la maintenant contre son corps. Fatoumata remue les bras et les jambes.

    Laura s’approche de l’enfant et demande à la mère si Fatoumata a l’habitude de se mettre sur le tapis. La mère répond par l’affirmative puis dépose sa fille sur le tapis. Je les observe… Un peu en retrait, comme si je n’avais pas ma place ici. Un léger malaise m’envahit, je me demande comment intervenir sans perturber cet échange entre la mère et l’accueillante.

    Celle-ci, avec douceur, dispose des hochets autour de la petite fille. La mère saisit un hochet et l’agite de bas en haut, près de sa fille tout en la regardant. Laura sort son téléphone et, à l’aide d’une application, prononce des phrases en bambara : elle lui demande si Fatoumata est son seul enfant et si elle est à l’hôtel depuis longtemps. À cet instant, la mère sourit et  corrige Laura, répétant les phrases avec la prononciation correcte. La petite fille regarde un hochet se trouvant sur le tapis, tente de le saisir. L’accueillante le remarque et dit à la mère “ votre fille aime bien ce hochet, les couleurs lui plaisent”. Puis, elle se lève et va chercher une boîte de construction magnétique. Elle revient avec la boîte, l’ouvre et invite la mère à y jouer… 

    La petite fille finit par s’endormir sur le tapis. La mère se met à construire seule, avec les pièces magnétiques, l’image se trouvant sur la boîte. L’accueillante se lève et s’éloigne. Je félicite la mère pour sa construction “Bravo vous êtes forte !” Elle semble fière d’elle.

    Puis, elle se met à ranger les jouets autour d’elle. Je me demande si elle aimerait découvrir autre chose. Mais maintenant que sa fille est endormie, je me dis qu’elle souhaiterait probablement rentrer chez elle. Alors, je me lève et lui propose le livre Beaucoup de beaux bébés de David Ellwand, que je regardais depuis un moment. Je lui souris et dis : “Ce livre plaît à beaucoup d’enfants”. La mère prend le livre et commence à tourner les pages. 

    Laura, toujours attentive, s’approche de la mère et lui demande si elle sait lire en français. La mère dit “oui” et lit quelques mots à haute voix. Nous la félicitons et un large sourire illumine son visage. Laura s’approche d’elle avec l’ardoise, ainsi qu’un marqueur, et l’accompagne progressivement dans la prononciation des mots en lui donnant des repères pour chaque syllabe. Soudain, une autre mère, Madame S. arrive avec ses deux enfants. Madame S. salue Madame B. Elle nous informe qu’elle connaît Madame B., que c’est elle qui lui a parlé du LAEP et l’a encouragée à venir. Madame S. s’assoit sur un tapis, prend un livre puis se tourne vers moi en me demandant de l’aider à lire. Elle me dit qu’elle parle bien le français mais que c’est difficile pour elle de le lire. Et, tout en souriant, elle ajoute “ Aujourd’hui c’est pour nous, pas pour les enfants”.

    Pendant ce temps,  Madame B. continue à lire avec Laura, tandis que les deux enfants de Mme S. jouent dans l’espace. Laura et moi-même n’avons pas vu le temps passer. ​​La séance touche à sa fin. Laura se lève et annonce : « C’est la fin de la séance. » Je me lève à mon tour et je dis aux enfants : “Il est temps de ranger, je vais mettre la comptine que vous aimez bien.” Je lance Olélé Moliba Makasi, et l’un des enfants commence à danser. Laura prend un bac et commence à y mettre les jouets. Madame S. chausse son fils, puis nous sourient en partant…

    Dans les séances qui ont suivi, progressivement, Mme B. s’est ouverte et a commencé à investir les différents espaces. Elle s’assoit toujours d’abord sur le tapis avec sa fille, et si elle le souhaite, elle se dirige vers la table à dessin. Elle commence à colorier un dessin, puis deux, puis trois avec des feutres. Lorsqu’elle ne les a pas terminés, je veille à les conserver en sécurité pour la semaine suivante. À la fin, elle nous les montre fièrement et les emporte avec elle. Elle m’a déclaré un jour qu’elle les utilise comme décoration à côté du berceau de sa fille.  

    Un jour, lors d’une séance, Madame B. m’a tendu son téléphone et m’a dit: “ tu peux prendre en photo?”. Je prends l’appareil. Elle arrange le bonnet de Fatoumata et serre sa fille contre elle. J’appuie sur le déclencheur. Puis elle regarde les photos, sourit et me remercie. Madame B. vient même lorsqu’elle est seule et reste jusqu’à la fin de la séance au milieu d’autres femmes.  Fatoumata quant à elle, fait du quatre pattes sur le tapis. Elle a évolué elle aussi ! À présent, elle a 8 mois et traverse la période de l’angoisse de séparation. Lorsque sa mère se lève pour se diriger à la table à dessin, elle pleure et la suit. La maman la prend alors dans ses bras et la rassure. 

    À la fin de la dernière séance j’ai dit à Madame B. que je terminais ma période de stage aujourd’hui, mais que je reviendrais à temps partiel le samedi en tant que professionnelle. Elle s’est tournée vers Madame S. son amie. Madame S. lui a alors expliqué ce que j’avais dit en bambara. Madame B. répond à son amie en bambara également, tout en souriant, et son amie traduit pour moi : “ Je suis contente que tu continues, je t’aime bien ”. Je souris également.   

    Naomi, Educatrice de jeunes enfants

    Analyse de Naomi (extraits)

    J’ai pu apprendre que lorsqu’on accueille un enfant, on accueille également les parents. Comme dit Winnicott “ un enfant seul, ça n’existe pas”[1].

    Un aspect majeur dans cette situation a été la prise en compte de la culture de chaque famille. Laura a ainsi réussi à engager une conversation avec la mère en bambara. Utiliser des mots dans leur langue est une manière de montrer que l’on reconnaît leur identité et que nous respectons leur culture. Il s’agit de “ reconnaître la culture dans sa positivité[2]. La langue peut être une barrière mais “ Les obstacles culturels seront plus faciles à dépasser si la culture a été non seulement promue comme “ droit” (“à la différence”), mais comme support à l’échange”.[3] Il est de notre devoir d’intégrer ce partage dans notre travail, dès l’accueil.

    Laura m’a montré l’exemple et cela m’a donné envie de la suivre. Ainsi, j’ai pris l’habitude d’apprendre  des mots et des expressions que les familles nous apportent. Par exemple, j’ai appris à dire les couleurs en arabe, les membres de la famille en roumain, etc. Cela fait plaisir aux familles lorsque je les utilise pendant les séances et cela renforce notre relation. Lors d’une séance un enfant se prénommant  Adam (2 ans et demi) vient au LAEP avec son papa, sa maman est occupée à l’accueil de jour. Adam explore les jeux avec une accueillante. Je m’assois à côté de son père, il m’explique ses difficultés de vie et sa détresse : son fils et sa femme ont des problèmes de santé importants nécessitant des hospitalisations régulières et ils vivent sans domicile fixe, dans leur voiture. Le père, les larmes aux yeux, semble abattu. Il m’explique qu’il est d’origine Roumaine. À ce moment, je me souviens que nous avions un livre avec des comptines et berceuses tsiganes. Je lui propose de mettre le CD. Il acquiesce.

    Lorsqu’il entend la musique tsigane en fond sonore, il sourit.  Il commence à échanger avec moi sur son pays. Il repart avec le sourire.

    Par ailleurs, dans la première situation, lorsque Fatoumata s’est endormie, j’ai proposé à la mère un moment pour elle. Ce geste m’a permis de vérifier l’importance de donner du temps aux parents pour qu’ils puissent se ressourcer et de se reconnecter avec eux-mêmes. Le jeu leur permet de retrouver leur âme d’enfant et de prendre plaisir à jouer avec leurs propres enfants.

    Enfin, en prenant une photo de la mère et de sa fille, j’ai pu « capturer » leur lien et leur offrir un souvenir de ce moment précieux. La photographie, en ce sens, permet de « donner à voir » ce lien intime : “Elle donne à voir le lien, dont le photographe se fait témoin: à cet instant, il est extérieur à leur histoire, mais en même temps il la vit activement”[4].

    Citations complémentaires :

    Dans un centre maternel, on a instauré un « baby-club », espace ludique où les mères peuvent venir, avec leur enfant :

    « Nous constatons que qu’un certain nombre de ces jeunes femmes viennent pour elles. « Je viens avec mon bébé puisque tu me le demandes… » « Ici, c’est d’abord pour moi… », me disait une mère en me confiant son bébé dès son arrivée. » « Il est essentiel de donner à ces femmes tout le temps nécessaire pour retrouver le plaisir du jeu, pour que puisse apparaître ensuite l’envie et la possibilité de jouer avec le bébé. »

    Nathalie Colas, auxiliaire de puériculture, « Bébé en centre maternel », in Le bébé, ses parents, leurs soignants, sous la direction de Myriam David, p. 110-1, Erès, 2001


    [1] Boris Golse, « Un adolescent tout seul, cela n’existe pas : l’adolescent et sa famille revisités par les nouvelles connaissances sur le bébé », Dialogue, no 198, vol. 4, 2012, p. 19-30. https://doi.org/10.3917/dia.198.0019

    [2] François Hébert, Chemins de l’éducatif, 2e éd., Paris, Dunod, 2014, p.202

    [3]   Ibid.

    [4] François Hébert, Chemins de l’éducatif, 2e éd., Paris, Dunod, 2014, p. 176.

    Pistes de réponses : Travail avec les familles ; La culture (et les origines sociales)

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