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Un simple regard

    Un simple regard…  

    Un petit en crèche : il est là, passif, comme absent…                              

    Je suis en stage dans une crèche associative depuis quelques semaines. Cette crèche est labellisée AVIP (A Vocation d’Insertion Professionnelle) et elle accueille de nombreuses familles issues de l’immigration et/ou en situation de précarité. Au sein de la crèche, 45 enfants sont accueillis chaque jour, accompagnés par 16 professionnels. Je me retrouve un jour dans la section des plus jeunes où se trouve Kewin, jeune garçon de 15 mois à la peau bronzée et aux cheveux frisés, le visage rond et les yeux en amande. Il garde sur ce visage une expression inexplicablement neutre. Il est à la crèche depuis ses 8 mois. J’en avais entendu parler lors d’une réunion. Les collègues l’avaient décrit comme un petit garçon effacé, qui restait assis durant des heures, en restant en poste d’observateur, sans mouvement ni parole. On sait par ailleurs que Kewin marche à la maison depuis longtemps mais à la crèche, il ne le fait pas.

    A mon arrivée dans sa section, je décide alors de l’observer. Il se rend très vite compte que je le regarde avec beaucoup d’attention et il me regarde à son tour. Tout un échange se construit à travers nos regards durant plusieurs heures, et cela plusieurs jours de suite. Je remarque que lorsque Kewin se sent regardé, il s’accorde à explorer son environnement. Il joue avec des balles, des bouteilles sensorielles, ou encore des petits récipients à encastrer. Je remarque également que les professionnels ne semblent pas le regarder souvent.  Je comprends ainsi la richesse de ma place de stagiaire qui me permet de porter ce regard particulier sur Kewin. Les professionnels, pris par de nombreuses tâches éprouvantes suite à un fort taux d’absentéisme, n’ont peut-être pas l’occasion d’accorder autant de temps et d’attention à ce petit garçon…

      Chaque jour quand j’entre dans la pièce, un large sourire s’affiche sur son visage et ce même joli sourire s’illumine quand il me voit l’observer. Je me rends ainsi très vite compte qu’il ne fait pas rien, contrairement à ce que m’avaient indiqué les professionnels, loin de là. Peu à peu, on dialogue par des mots, des gestes, on échange des objets que je lui apporte et qu’il s’empresse de me rendre pour que je lui redonne à nouveau. Il arrive que ce soit lui maintenant qui vienne vers moi, posant ses mains sur mes cuisses, se collant à moi dans des moments où il semble en avoir besoin. Ce contact physique étonne beaucoup les professionnels, qui disent ne jamais avoir vu Kewin s’approcher d’un adulte et encore moins le toucher. J’en profite pour les interpeler sur la relation que j’ai créée avec Kewin par le regard. Au sein de l’équipe, de longs échanges se tissent autour du petit garçon. Kewin, au-delà de se montrer plus vivant au sein de son lieu d’accueil, devient également plus présent dans les discours de l’équipe…

    Chaque jour, je prends un temps particulier pour cet enfant. Je sais que lorsque je suis avec les autres enfants, il ne vient pas me voir. Alors parfois je m’approche près de lui sans le solliciter directement afin de lui laisser la liberté de venir me voir s’il le souhaite. Je prends également du temps juste pour l’observer en silence. Je ressens que ce regard particulier est devenu important pour lui, pour nous. Jour après jour, semaine après semaine, Kewin commence à se déplacer dans la section. J’ai même eu la joie de le voir entrer en relation avec d’autres enfants. De temps en temps, quand il semble être très en confiance, je le vois se mettre debout en s’appuyant au mur. Une fois debout, il vérifie toujours que je le regarde et lorsqu’il se rend compte que c’est le cas, il m’offre un de ses jolis sourires. Les semaines se suivent et Kewin se montre de plus en plus vivant au sein de la crèche. Je surprends certains professionnels à l’observer longuement et avec joie. Je note également que la relation entre la crèche et la maman de Kewin évolue. En effet, ils se montrent bien plus soutenants et valorisants lors des temps de transmission avec cette famille. Ils partagent volontiers les exploits de Kewin et n’hésitent pas à relever toutes les activités et progrès de Kewin au sein de la section. Auparavant, je voyais plutôt dans ces moments-là les collègues évoquer leurs inquiétudes concernant la passivité de ce petit garçon, inquiétudes parfois incomprises par la maman qui disait qu’elle voyait son enfant se mouvoir et s’exprimer librement à la maison.

    Un jour de printemps, j’observe Kewin et comme à notre grande habitude nous nous échangeons nos regards et nos sourires. Il se trouve à deux ou trois mètres de moi. Il semble épanoui, gazouille et lance des cris de joie. Il me regarde longuement, j’en fais de même. Alors, le petit garçon se met debout en s’appuyant au mur. Il balaie du regard l’ensemble de la section puis me regarde à nouveau. Je tente de lui offrir le regard le plus soutenant possible, tout en restant silencieuse.  Il me sourit puis se lance. Il lâche le mur. Avance d’un pas, puis d’un autre. Le temps semble s’arrêter un instant. Je le regarde avec grande émotion. C’est la première fois que Kewin marche à la crèche. Il lève la tête, me regarde et explose de joie. Il finit par faire deux ou trois derniers pas maladroits avant d’arriver face à moi et de se jeter dans mes bras. Je l’accueille, bras ouvert, le câline et le félicite. Son sourire me montre combien il est fier.

    Les semaines suivantes une relation plus personnelle se crée entre Kewin et chaque professionnel de sa section. De notre côté, nous gardons lui et moi nos moments et nos échanges de regards bien à nous ! Je tourne sur les sections assez souvent mais je prends soin chaque jour de venir saluer les enfants de chaque section, dont Kewin. Lors de ces brèves salutations, Kewin me tend régulièrement un jouet, en guise d’invitation. Je ne peux malheureusement pas toujours rester, mais je tente de le rassurer, l’assurant de mon retour prochain et lui rappelant combien il peut compter sur les autres professionnels, présents sur sa section…

    Marion, Educatrice de Jeunes Enfants

    pistes de réponses : Empathie

    Analyse de Marion (extraits)

    Dans un premier temps, le regard que je porte sur Kewin est donc pour moi une manière de découvrir et de comprendre ce petit garçon dit inactif et réservé. Puis, très rapidement, il devient bien plus que ça. Nos regards sont notre manière à nous de nous découvrir, de nous rencontrer. Je respecte alors ce temps d’adaptation. Quelques temps plus tard, le jeu  et la parole deviennent un nouveau mode de communication entre nous. Je sens cette fois Kewin en pleine confiance.

    Néanmoins, même plus tard, notre mode de communication principal reste nos regards. Kewin semble en confiance dans son environnement quand il ressent ce regard posé sur lui. Je pense en effet que c’était une forme de soin qui lui a permis de se sentir en sécurité, et d’ainsi évoluer au sein de son lieu d’accueil.

    Dans le livre « Le bébé est une personne », Serge Lebovici cite Winnicott : « Quand un bébé regarde sa mère, il voit deux choses à la fois ; il voit les yeux de sa mère et il voit sa mère en train de le regarder ». Je pense donc que les collectivités doivent se questionner afin d’apporter au maximum ce regard singulier auprès de chaque enfant. Des outils peuvent faciliter ce travail. Parmi eux, je souhaite citer les grilles d’observation et le système de références. Les grilles d’observations peuvent être un outil précieux de réflexion en équipe afin de répondre au mieux au besoin de l’enfant. Accorder un temps d’observation de façon systématique et organisé, permet d’interpréter au mieux les besoins de l’enfant et d’y apporter une réponse adaptée. Pour ce qui est du système de référence, la pédagogie Lóczy montre qu’il permet à chaque professionnel de porter physiquement et psychiquement les enfants qu’il a en référence.

    De plus, je pense que ce changement de comportement de la part de Kewin s’opère grâce à l’évolution de l’image que l’on a pu se faire de lui. En échangeant avec l’équipe, j’ai eu le sentiment qu’il n’était plus vu comme le petit garçon inactif et effacé. Ses besoins très singuliers (tels que son besoin d’avoir de plus grand temps d’adaptation et son besoin de se sentir soutenu par le regard) ont été davantage reconnus et nous avons alors tenté d’adapter notre accompagnement. Cette évolution impactant également le travail auprès de la famille, Kewin a pu ressentir un changement de comportement de la part de sa maman envers la crèche. Il a pu se sentir soutenu par celle-ci ainsi que par les professionnels de la section.

    Il n’y avait, dans un premier temps, pas besoin de mots. Juste de regards pour se découvrir. Ceci est vrai pour la rencontre qui s’est faite entre ce petit garçon et moi, mais chaque rencontre est singulière et ce silence aurait pu être persécutant et insécurisant pour d’autres enfants. Pour Kewin, il était nécessaire. D’ailleurs, quelque temps après cet accompagnement, j’apprends qu’à la maison on ne parle pas le français. J’ai alors réalisé pourquoi nos regards ont été si importants. Ils étaient pour nous notre langue partagée. Plus tard, lorsque Kewin s’est montré beaucoup plus avenant envers moi et que des jeux se sont élaborés entre nous autour d’objets médiateurs (tels que des jeux, des livres), la communication verbale a trouvé sa place. Cet enfant avait aussi besoin de mots pour grandir dans un environnement ayant une culture différente de la sienne.

    Ces enfants discrets, que l’on a souvent tendance à oublier en collectivité, occupé par ceux qui se manifestent davantage, ont toujours attiré mon attention. Je trouve essentiel de pouvoir offrir à chaque enfant du temps et une grande attention, et ce malgré les contraintes de la collectivité.

    Bibliographie

    • M. Rasse, J-R Appell, L’approche Piklérienne en multi-accueil, édition Erès, collection Pikler-Lóczy, Toulouse, 2019, page 137
    • B. Martino, Le bébé est une personne, éditeur J’ai Lu, 2004, page 182

    [1]B. Martino, Le bébé est une personne, éditeur J’ai Lu, 2004, page 182. Cf. Winnicott, Jeu et réalité, article « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant ».

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