Aller au contenu
Accueil » Blog » “Vis ma vie”

“Vis ma vie”

    Les adolescents, des mineurs isolés, sont très agités pendant les repas, les cours…

     

    Le jour se lève, comme à l’habitude, en ce mercredi, ne laissant présager aucun changement notable ; et pourtant, aujourd’hui, pour cette journée « Vis ma vie », nous inversons les rôles avec les jeunes présents dans notre centre : ceux-ci prenant la place des éducateurs et des professeurs de Français Langue Etrangère, et nous, les salariés, prenant leurs places de Mineurs Non Accompagnés.

    Dès l’ouverture du centre, les nouveaux « éducs » doivent batailler ferme pour nous faire enlever nos casquettes et bonnets, tandis que nous nous insurgeons. Nous refusons, prétextant que notre coupe de cheveux n’en vaut pas la chandelle. Finalement nous acceptons de les enlever, le temps qu’ils quittent la pièce, pour bien sur les remettre aussitôt.

    Ils reviennent à la charge.

    Nous faisons les innocents :

    « Hein, quoi ? On en a déjà parlé ? Je ne me rappelle plus ».

    Ils prennent un malin plaisir à user du petit pouvoir supplémentaire qui leurs a été accordé aujourd’hui, tandis que nous prenons le nôtre en leur compliquant la tâche au maximum.

    L’heure du petit déjeuner approche. C’est le moment des revendications multiples :

    “Donnez-moi cinq sucres dans mon thé”.

    “Je n’aime pas ça”.

    “Il n’y a pas du chocolat chaud ?”

    Certains nouveaux « éducateurs » commencent déjà à montrer quelques signes de faiblesses, soupirent tout en souriant, face à l’ampleur de la tâche que de rester intègres et justes avec à des « ados » qui ont tous des demandes différentes.

    Il faut ensuite aller en cours de Français Langue Etrangère. On ressort les grands classiques : “Monsieur, toilettes ?”

    Pour esquiver aussitôt et aller se cacher quelque part. Ou bien :

    “J’ai un papier du docteur qui dit que je dois me reposer, ouallah je le ramène demain”.

    Ils restent fermes et finissent par réussir, tant bien que mal, à nous faire entrer dans la salle de classe. Rebelote :

    “Monsieur toilettes ! Comment ça non ?”

    Le cours de bambara des nouveaux professeurs Maliens peut enfin commencer.

    Malgré les nombreuses interruptions ils tiennent bon. Chez les nouveaux jeunes, certains s’abandonnent complètement dans la peau de leurs personnages, donnant du fil à retordre aux profs de bambara.

    Ma collègue, une des trois prof de français du centre, met les pieds sur la table, se plaint que son voisin l’embête, puis demande ce qu’il y a au menu de ce midi en se passant les mains derrière la tête (expérience qu’elle à vécu lors d’un de ses cours). Malgré cela le cours continue et les professeurs font preuve d’un sang-froid exemplaire. On se chamaille, lance des boulettes de papiers. Chacun joue le jeu.

    Certains jettent des regards médusés, avant de venir surenchérir ce qui est en train de se jouer.

    Heureusement, l’équipe Malienne de professeurs de Bambara est composée de membres solidaires, qui à eux cinq forment une vraie Team.

    Il y a beaucoup de sourires qui s’échangent. On passe un bon moment.

    A l’heure du déjeuner, je me retiens de faire des catapultes de nourriture à l’aide de ma petite cuillère, et me contente des habituelles plaintes :

    “Je n’aime pas ça moi. On peut aller au resto à la place ?”

    “Je peux avoir trois desserts ?”

    Je les fatigue avec mes incessantes demandes. Ils tiennent quand même bon, fiers de la tâche qui leur incombe…

    Cette expérience fut concluante à bien des niveaux, même si certains jeunes étaient légitimement en droit de se demander si nous n’avions rien de mieux à faire, ou n’étaient pas d’humeur à jouer ce jeu. Ce changement de places aide à la prise de recul, et a permis entre autres, aux jeunes d’être par la suite plus respectueux envers leurs professeurs de Français, une fois qu’ils avaient saisi la difficulté d’animer une classe comprenant des personnes réfractaires. Il va de soi que cela ne nous a pas permis à nous salariés, de nous rapprocher de la situations des jeunes migrants, qui, de par leurs parcours de vie, est complexe, et dont les issues incertaines sont stressantes.

    Jean M., Educateur spécialisé

    Texte publié dans Sortir de l’impasse (L’Harmattan), p. 41 : on y trouvera une analyse et des citations

    WIKI : recadrage, jeu de places