Un père déprimé, son petit enfant qui le cherche désespérément…
Je suis en Protection Maternelle et Infantile (PMI). L’équipe accueille depuis plus d’un an une famille avec trois garçons vivant en grande précarité et dont des carences éducatives sont avérées. On travaille en collaboration avec l’assistante sociale ainsi qu’avec les services de l’aide sociale à l’enfance. La situation de la famille n’évolue pas depuis un an sur le plan économique social et éducatif malgré l’aide de la PMI. En effet, la précarité du logement et les difficultés parentales amènent à des négligences lourdes envers les enfants, dont le comportement pose d’ailleurs problème… J’ai pu rencontrer cette famille et plus particulièrement accompagner le deuxième enfant, Gabriel (deux ans et 8 mois) durant des accueils individuels avec son père. L’EJE, Sarah, le connaît depuis plus d’un an ; quant à moi, ce matin, c’est la seconde fois que je le rencontre.
Il est 10h et comme chaque mercredi, Gabriel se précipite dans la salle de jeux, s’élançant comme toujours sans aucune crainte. Il entre et s’arrête un court instant, les yeux écarquillés, fixant le grand espace qui lui est proposé. Il faut dire qu’au domicile Gabriel dort avec ses frères dans un lit double qui remplit à lui seul tout l’espace du studio. Après un bref temps d’observation, Gabriel se saisit tout de suite d’un bol de dinette rempli d’aliments et se dirige avec vers la table. Le père arrive à son tour, lentement, l’air surmené, et s’installe sur une chaise près de la table où se trouve Gabriel. Je me présente à l’enfant et à son père et m’installe à côtés d’eux. Gabriel se retourne un court instant dans ma direction, sans me regarder toutefois : ses yeux ne rencontreront pas les miens durant toute la séance. Le père semble submergé par ses pensées, tête baissée, regardant le sol. Il semble avoir à peine remarqué ma présence ; il finit par me dire bonjour, quelques minutes après.…
Sarah me regarde, l’air contrarié par « l’absence » du père durant cette séance. Je comprends rapidement que malgré nos diverses tentatives, le père aura du mal à entrer en relation avec son enfant. Gabriel commence à touiller le bol à l’aide d’une fourchette. Il pose quelques aliments sur la table et regarde un champignon tourner sur lui-même, le fait rouler pendant un certain temps… Puis il pose une fraise sur la table et la fait rouler également. Je l’observe. Son jeu se prolonge… Ce qui m’inquiète le plus, c’est la façon dont Gabriel regarde chaque objet. Il baisse la tête à hauteur de la table regardant à un millimètre la façon dont il tourne. Il utilise de manière répétée l’objet sans prendre en considération sa fonction supposée de support au jeu imaginaire… Vu son âge, je me suis interrogée sur ce détournement du jeu qui durera un long moment, mettant visiblement le père en colère et Sarah mal à l’aise. Elle tente de ramener d’autres jeux tels que les Legos, qu’elle met en place sur un tapis pour initier autre chose, en vain…
Le père est de plus en plus agacé en voyant son fils faire la même chose pendant ce long moment sans se saisir des autres jeux qu’il a autour de lui. Surprise, je vois cet homme se lever brusquement, attraper le bol et arracher les deux aliments que Gabriel garde dans ses mains. Sans rien dire, il pose les objets à hauteur d’adulte, au-dessus d’une armoire. Sarah, également surprise, lui demande pourquoi il fait ça. Le père nous répond en disant : « Je lui enlève, il fait toujours ça à la maison et ici, ça suffit, il faut qu’il découvre autre chose !».
Sarah explique au père que oui, il faut introduire d’autres jeux, mais en douceur…
Gabriel, parallèlement, se met à râler et vagabonde dans la pièce durant un long moment cherchant le regard de son père, qui a repris quant à lui sa posture, tête baissée.
Je trouve le temps long, étant en observation et ne pouvant intervenir. Je regarde régulièrement les réactions de l’EJE et ses initiatives. Je comprends qu’elle adopte une posture en retrait pour laisser la place au père et évaluer la relation dyade père-fils dans un premier temps.
Gabriel pleure et vagabonde toujours tandis que j’attends que quelqu’un réponde à son mal-être. Le père finit par récupérer le bol et décide de le mettre sur le tapis à côtés des Legos…
Quelle belle initiative, je pensai dans ma tête.
Sarah décide de construire une tour avec les Legos en verbalisant à Gabriel ce qu’elle fait. Il ne la regardera pas un instant. Il cesse de pleurer lorsqu’il voit le bol mis à nouveau à sa hauteur par son père. Il touille de nouveau les aliments, puis, sans raison apparente, il se remet à pleurer. Sarah intervient cette fois-ci et verbalise à Gabriel : « Tu pleures, tu as l’air triste ? » Elle invite le père à le prendre dans les bras. Le père semble épuisé, et d’un ton ferme crie à Gabriel « Arrête, Arrête !» L’enfant regarde son père un instant et pleure encore plus fort…
L’ambiance est tendue, les pleurs de l’enfant s’intensifient pendant que ma frustration grandit. Je m’impatiente, voyant Gabriel ainsi laissé pour compte plusieurs minutes. Que faire, intervenir, solliciter de nouveau le père ? Demander à Sarah d’intervenir ?
Sarah, à mon grand soulagement, tente une seconde fois d’inviter le père à prendre son fils dans ses bras. Elle soulignera l’importance des câlins pour un enfant encore petit, expliquant que Gabriel a besoin de son père pour s’apaiser car seul il arrivera difficilement. Gabriel cesse de vagabonder, pleure toujours et regarde pour la première fois dans les yeux l’EJE qui parle à son père.
Celui-ci finit par l’attraper par le bras, il le pose sur ses genoux de façon assez mécanique, sans parler. Gabriel cesse de pleurer. La fin des larmes annonce également la fin de ce contact physique, le père déposant l’enfant au sol sans regard échangé ni mot énoncé.
Le mois suivant, je décide d’aménager l’espace de la salle d’attente du centre de PMI. Entretemps, lors d’une séance, j’avais pu observer Gabriel mettre sur sa tête un panier de course, le détournant en un casque de pompier (« pimpon ! »). J’ai alors disposé, ce jour-là, un casque de moto ainsi qu’un chapeau dans la pièce, l’un sur le fauteuil habituel du père et l’autre sur le toboggan de la salle.
Je contemple tout ça, esquisse un petit sourire et m’installe, impatiente, sur le sol de la salle d’attente. Sarah me rejoint bientôtet observe l’espace que j’ai aménagé…
Gabriel arrive comme à son habitude dans la salle en courant. Il semble légèrement désorienté quand je lui indique qu’aujourd’hui l’accueil se fera en salle d’attente. L’espace est plus grand que la salle de jeu, donc a priori moins contenant. Gabriel cherche pendant un moment ses repères dans la pièce, tels que la dinette ou encore le long toboggan. Le père, sans un bruit, s’installe sur le fauteuil où se trouve le casque précédemment disposé… Il semble l’apercevoir mais ne s’en saisit pas. Son fils, me voyant près du toboggan, court avec agilité dans ma direction. Je lui souris et verbalise qu’il peut monter sur le toboggan ; toutefois il devra retirer ses chaussures. Gabriel, toujours le regard évasif, ne semble pas m’entendre. Le père s’approche alors de nous, lui retire ses chaussures, et repart aussitôt retrouver son confort dans son moelleux fauteuil.
Au moment de monter, Gabriel aperçoit le casque que j’ai disposé sur les escaliers du toboggan. Il s’en saisit et, avec assurance, il le pose fermement sur sa tête. Le casque est légèrement trop grand pour lui, cachant une partie de ses yeux. Mais il s’élance, toujours sans crainte, sur le toboggan avec le casque sur la tête, sourire aux lèvres.
Je décide alors de mettre un chapeau sur ma tête en expliquant à Gabriel que je fais comme lui. Gabriel se met à rigoler et vient toucher mon chapeau.
Le père, qui a vu la scène, saisit lui aussi le casque posé sur son fauteuil et tente de le mettre sur sa tête. Le casque étant un peu petit pour lui, il se met à rigoler et, avec prudence, réussit à le mettre. Son fils soudainement se met à courir vers son père et explose de rire en le voyant ainsi. Le père rigole à son tour, regarde son fils avec fierté et spontanément l’attrape et le pose sur ses genoux face à lui.
Sans un mot prononcé, il regarde son fils profondément dans les yeux, sourit et reste un long moment ainsi. Gabriel semble sécurisé, il contemple son père et son joli casque sur sa tête…
Je souris, l’émotion m’envahit, l’ambiance de la pièce est paisible.…
Eva, éducatrice de jeunes enfants
Pistes de réponses : travail avec les familles, jeu
(récit proche de cet autre : l’enfant, la mère… et son père : quand le jeu permet la rencontre entre enfant et parent…)