Une enfant placée atteinte d’encoprésie, refuse de prendre sa douche…
Depuis son retour de l’hôpital tôt dans l’après-midi, Adèle, onze ans, n’a pas quitté sa chambre et a refusé catégoriquement de prendre sa douche avant d’aller dîner. Après une heure de cris et de provocations, la sanction tombe : « Pas de douche, pas de dîner ! ».
Je reste perplexe… Est-ce une bonne idée d’isoler encore une fois la jeune fille ? Cette question me taraude toute la soirée. Adèle est atteinte d’encoprésie, une incontinence fécale ; l’hygiène est donc pour elle une problématique majeure. Adèle refuse la douche et le seul fait d’évoquer cette possibilité engendre de nombreux conflits et a créé petit à petit l’isolement total de la jeune fille.
L’équipe éducative baisse les bras malgré quelques tentatives, vite abandonnées à cause des hurlements d’Adèle. Au fil des jours je m’aperçois qu’Adèle s’isole de plus en plus : la communication avec elle devient presque impossible. Adèle n’a toujours pas pris sa douche, cela fait maintenant cinq jours, une odeur désagréable envahit tout le couloir. Je me demande si avec moi quelque chose serait possible : après tout, je ne fais pas vraiment partie de cette équipe éducative qu’elle semble tant détester !… Pourquoi ne pas tenter quelque chose ?
Cet après-midi-là, je trouve Adèle allongée sur son lit, les yeux dans le vague.
- Bonjour Adèle, dis-je avec un large sourire.
Pas de réponse. Je continue tout de même sur ma lancée.
- Comment ça va ?
Toujours aucune réponse. Mon cœur bat à trois mille à l’heure.
- Tu es occupée ? Est-ce que ça te dirais qu’on fasse un jeu ensemble ? Le Jungle Speed est dispo pour une fois…
Adèle reste silencieuse et ne prend même pas la peine de me regarder. C’est comme si je n’existais pas ; ça me met mal à l’aise… je remarque un léger sourire sur ses lèvres.
- Ou un autre jeu si tu préfères…. .
Toujours ce silence. J’abandonne, découragée et déçue par ce silence pesant.
- Bon comme tu voudras si jamais tu changes d’avis, tu sais où me trouver…
Je quitte donc la pièce en me disant qu’Adèle viendra sûrement me chercher un peu plus tard. Mais Adèle ne me sollicitera pas ce jour-là, ni les jours suivants.
Cet échec cuisant me donne à réfléchir, qu’est ce qui n’a pas fonctionné ? M’y suis-je mal prise ? Cette jeune fille a peut-être juste besoin qu’on s’intéresse à elle ? Mais comment faire ? Autant de questions sans réponses. Je décide d’observer la jeune fille plus attentivement, afin de découvrir l’approche la plus adaptée. Mais je me rends vite compte qu’Adèle est tout le temps enfermée dans sa chambre : il est donc très difficile de l’observer !
Un matin, en aidant un éducateur à changer les draps d’Adèle, je remarque de nombreux dessins accrochés au mur. Celui ou celle qui a fait ces dessins a un très bon coup de crayon ! Je demande à l’éducateur qui m’accompagne qui en est l’auteur ; il me répond à demi-mots que c’est Adèle. Surprenante révélation. Mon cerveau tourne, bouillonne, fume, une idée me traverse l’esprit.
Le lendemain, je m’installe donc, avec feutres, crayons et papier, dans la salle de télévision, lieu dans lequel la jeune fille a l’habitude de s’isoler souvent après l’école.
Quelques minutes plus tard, Adèle rentre dans la pièce et sans même un regard, fonce sur le canapé et allume la télé. Je décide de me taire, de faire comme elle, comme si j’étais seule dans la pièce : je continue donc à dessiner. Les minutes passent et je commence à douter fortement de mon approche, de moi tout court. Au fur et à mesure que mon dessin avance, je vois qu’Adèle jette de furtifs regards vers moi. Ah, je n’ai peut-être pas tout faux ?! C’est au bout de vingt longues minutes que la jeune fille finira par venir s’assoir à côté de moi, sans que nous nous soyons adressé un mot. Je jubile intérieurement (« l’effet ricochets » fonctionne !). C’est Adèle qui rompra le silence la première.
- C’est pas comme ça qu’on dessine une maison ! T’as même pas de porte dans ta baraque wesh !
- Ah oui t’as raison… J’ suis pas hyper douée en dessin… T’as l’air de t’y connaître toi par contre ?
- Ouais j’aime bien dessiner, après j’suis pas une artiste mais j’suis déjà meilleure que toi ça c’est clair ! On dirait un flambie ta maison, sérieux !
- N’importe quoi, c’est fait exprès… Très bien alors montre-moi comment toi tu fais une maison digne de ce nom, qu’on rigole !
Je vois les yeux d’Adèle pétiller, elle relève le défi, je ne pense plus à ma « maison flambie ». À mon grand étonnement Adèle se saisit donc d’une feuille et d’un feutre et se met à dessiner, en me détaillant à l’oral sa vision d’une maison dessinée en bonne et due forme…
Mais une fois son dessin fini, la jeune fille me tend une feuille blanche et un feutre : le cours de dessin va commencer. Un dialogue s’instaure et j’apprends, en même temps que je perfectionne mon coup de crayon, qu’Adèle aime le dessin parce que sa mère dessinait mais qu’elle préfère « largos » la musique. Elle me dira d’ailleurs que la musique lui fait oublier qu’elle est ici, au foyer.
L’heure du goûter approche et en quelques minutes la salle est envahie par les autres enfants revenus de l’école. Adèle se renferme immédiatement, toute tentative de reprendre le dialogue sera vaine, je le vois à son visage qui s’est assombri aussi vite que la salle s’est remplie.
Mais ce soir-là, Adèle fut présente au dîner et se retrouva, plus ou moins par hasard, assise à ma table. Elle échangera brièvement avec les autres enfants. Il me semble que quelque chose a changé… Adèle a l’air plus détendue que d’habitude. La jeune fille, qui est plutôt du genre solitaire, se joindra à la veillée ce soir-là.
Le lendemain, je retente l’expérience, toujours au même endroit et avec le même matériel. Adèle est déjà assise à la table, comme si elle m’attendait. Ravie, je m’installe et nous reprenons le cours de dessin. Cette fois-ci le dialogue s’instaure plus rapidement, Adèle me pose beaucoup de questions sur mes goûts musicaux et sur les circonstances dans lesquelles j’écoute de la musique. Lorsque je lui réponds que j’écoute de la musique partout, Adèle me regarde éberluée :
- Quoi sérieux ?! Vraiment partout, partout ?! Même sous la douche ?!
Alors là, si je m’y attendais… Ce mot proscrit, qui sort directement de sa bouche ?! Je n’en reviens pas… Mais voilà : au foyer les enfants ont le droit au poste de musique seulement dans leur chambre… Et comment interpréter le message – car pour moi, c’était un véritable message ! Dois-je entendre une requête ou est-ce seulement quelque chose sorti de nulle part ? Faut-il que j’en tienne compte ou pas ?!
Je me contente de répondre :
- « Bah oui…je le pose sur le lavabo et je me lave en chanson… ». Pffff c’est bon, c’est dit, c’est posé. Adèle n’a pas hurlé, vociféré, en fait elle n’a rien dit… A-t-elle compris ma suggestion ?
C’est l’heure du goûter, je sens Adèle de plus en plus fébrile à mesure que la salle se remplit. Mais je continue de dessiner (mon château n’est pas terminé !) tout en continuant à lui parler. A ma grande surprise, la jeune fille reste dessiner malgré tout. Quelques enfants s’approchent et s’extasient devant le dessin d’Adèle. Elle me sourit, je lui rends son sourire.
Ce soir encore, Adèle descendra dîner et s’installera à ma table. Après le dîner, profitant d’un moment de calme dans le bureau des éducateurs, je raconte les deux derniers jours passés avec Adèle aux éducateurs présents. Je soumets donc l’idée d’un poste de musique dans la douche pour Adèle. On me félicite, on m‘encourage, je suis fière de moi. Un rendez-vous sera organisé entre Adèle, son référent et la chef de service, afin de soumettre l’idée à la jeune fille. J’apprendrai plus tard que pendant ce rendez-vous, un nombre de chansons a été fixé, chansons pendant lesquelles Adèle devra prendre sa douche. J’apprendrai également que depuis, sa playlist « Dancefloor in the shower » (la douche comme piste de danse) s’est vu rajouter deux chansons…
Constance, Educatrice spécialisée
Analyse de Constance (extraits) :
Ma première tentative d’entamer un dialogue avec Adèle a complètement échoué. Avec du recul, je pense qu’auparavant je n’avais pas pris le temps de la rencontrer vraiment. Je m’étais tenue aux discours oraux et écrits des éducateurs et l’avais, malgré moi, en quelque sorte isolée avant même de la connaître. Tous les jours, il y avait affrontement entre l’équipe éducative et Adèle. Adèle était stigmatisée, chaque adulte qui l’entourait ne voyait en elle que ses problèmes d’encoprésie. La place de stagiaire permet de prendre du recul, et prendre le temps de faire « le détour par l’autre ».Les membres de l’équipe se rendaient-ils compte qu’ils attaquaient de front la souffrance d’Adèle ? L’observation et ma participation aux actes de la vie quotidienne m’a permis de pendre connaissance des centres d’intérêt d’Adèle. Le face à face s’annonçait jusqu’alors stérile, l’accroche par un centre d’intérêt à partir d’une pratique en ricochets m’a permis de créer un premier lien avec cette jeune fille. J’ai découvert qu’un centre d’intérêt pouvait en cacher un autre. En effet, Adèle aimait beaucoup le dessin mais pas autant que la musique.
L’objectif premier du projet d’accompagnement éducatif est selon moi de mieux connaître la personne accompagnée. Le risque sinon, est de manquer la vraie rencontre avec la personne que nous côtoyons tous les jours. Il est vite fait pour l’éducateur, de passer à côté de la personne accompagnée, de ses désirs, de ce qui la définit au-delà de ses problèmes.
Pistes de réponses : pratique en ricochets ; Centre d’intérêt ; Stratégie du détour ; Jeu de places
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